L'Artiste devant la société

  Il garde à la fois l'amour vrai du peuple et le dégoût des formes démocratiques. Il faut croire que cela peut se concilier (Albert Camus)

  Précocement, Léon Gard a ressenti que la société dans laquelle il s’efforçait de servir l’art et de mettre en pratique le don que la nature lui avait octroyé était en fait défavorable à l’épanouissement de l’art en général et à celui des grands artistes en particulier. Ainsi fut-il amené de même très tôt à réfléchir sur les raisons  de cette défaveur et, par conséquent, sur la société tout court. Il revendique donc le droit et affirme même le devoir pour l’artiste de se préoccuper de politique autant qu’il a conscience de la mission supérieure de l’art.

  En avril 1944, alors qu''Il expose dix peintures à la galerie Jeanne Castel (portraits et natures mortes), Léon Gard écrit en préface de son catalogue : 

                         L'Artiste devant la société 

  L’art ne tient pas la première place dans la société ; il ne peut y  prospérer que si les conditions de cette société lui sont favorables. Il y est, en général, davantage commandé par les évènements qu’il ne les commande. Selon l’état de la société, l’art se fortifie ou languit, ou bien revêt telle ou telle forme plus ou moins souhaitable. Il y a donc utilité pour l’artiste de s’informer de l’état de la société ; il est de plus autorisé à le faire, se révélant par définition un être intelligent et observateur. Il faut que les artistes sachent bien qu’il ne leur suffit pas, pour occuper une place décente dans la société, de se montrer capable dans l’exercice de leur art. Le naïf, le pur, qui craint de se salir ou de se tromper en touchant à autre chose qu’à son art sera exploité, dupé, plagié, et bientôt tout aussi misérable que Job sur son fumier. Un certain nombre de gens, en effet, qui n’ont d’artiste que le nom qu’ils se donnent, s’ingénient à jouer les apôtres, et cornent aux oreilles des artistes vrais qu’il est indigne d’un artiste de penser à ses affaires, tandis que dans le même temps, eux-mêmes demandent secrètement à l’intrigue et à la politique une réussite qu’ils pourraient difficilement attendre de leur valeur personnelle.(*)

  Ainsi, l’artiste doit à lui-même, à l’art et à la société de jeter sur toutes choses un regard lucide, de se former une opinion solide, au besoin terre-à-terre, et à l’occasion de savoir l’exprimer. Il ne faut point le dissimuler : si des artistes médiocres et arrivistes furent portés aux nues, et de grands talents dédaignés, la faute en revient à une société qui avait l’habitude de recruter ses chefs dans la partie basse de l’échelle des qualités. L’artiste ne peut donc rester indifférent aux rouages sociaux : ne doit-il pas souhaiter la société qui donne aux meilleurs artistes le plus d’occasions de cultiver leur art ? Si les princes du XIX° et du XX° siècle avaient plutôt demandé leur portrait aux Delacroix, aux Courbet, aux Manet, aux Degas, aux Renoir, que de les commander aux Winterhalter, aux Dubuffe, aux Cabanel, aux Bonnat, aux Carolus-Duran (Ricard est une exception heureuse, mais trop fortuite), si certains directeurs des Beaux-Arts n’avaient pas fait acheter des œuvres médiocres à gros prix, tandis qu’ils laissaient fuir des chefs-d’œuvre français à l’étranger, quelle merveilleuse galerie n’aurions-nous pas aujourd’hui ! Pourquoi la société moderne n’a-t-elle pas su montrer ses Rubens, ses Van Dyck, ses Vélasquez, ses Gréco, ses Goya alors qu’elle en possédait les éléments ? N’eût-ce pas été là une des plus nobles formes du patriotisme ? Lorsqu’on voit le portrait de Mme Charpentier et ses enfants par Renoir, on pense aux chefs-d’œuvre qu’eussent été, peints par le même artiste, certains portraits, guirlandes de femmes éblouissantes et d’enfants nacrés, si la haute société d’alors l’eût voulu.

  Elle ne l’a pas voulu : je le déplore amèrement, à la fois pour l’art, la société, et pour le patrimoine français. Aussi est-ce tout naturel qu’un artiste recherche les causes de ce manque de synchronisme entre deux éléments sociaux qui, à certaines époques, se sont si admirablement conjugués. Et par ce chemin, il peut lui arriver de découvrir des défauts qui sont tels, non seulement par rapport à l’art, mais aussi des défauts sociaux tout court. Ainsi, c’est peut-être sur le plan social qu’il faut reposer un problème qui n’avait tout d’abord paru qu’artistique.

  Ce problème est moins la difficulté d’un grand artiste à faire comprendre son art puisqu’il possède les moyens supérieurs pour l’exprimer, que la nécessité de regrouper l’aristocratie réelle du pays dont le rôle naturel est de discerner les talents et de les protéger contre les attaques de la médiocrité quelle qu’elle soit. Cette aristocratie, en effet, qui eût d’abord empêché qu’on étouffât odieusement les bons artistes, eût enfin évité que, par une fallacieuse réaction qui avait cessé d’être nécessaire, l’on tombât dans les turpitudes que l’on sait : « Rien de trop », lisait-on sur le temple de Delphes.(**)

                                                              °°°

 Notes de Thierry Gard :

* Allusion probable à l'adhésion toute récente et opportuniste de Picasso au P.C.F.

 ** Il est indéniable que tous les grands artistes ont aspiré à cet idéal aristocratique qui, seul, leur assure le total épanouissement de leur art et la pleine reconnaissance sociale. Cet idéal, peu d’époques l’ont entièrement réalisé, mais il est évident qu’il se détériore considérablement dans le courant du XIX° siècle pour se désagréger complètement à partir du XX° siècle. Les propos et les réactions d'un nombre considérable de grands artistes et penseurs de cette époque charnière (Balzac, Stendhal, Edgar Poë, Baudelaire, Chénier, Nietszche, etc.) en témoignent suffisamment. Jean Renoir écrit à propos de son père : « Je comprenais peu à peu que la constante aspiration de Renoir était vers un monde d’aristocratie et que cette aristocratie, il la trouvait de moins en moins chez ses compatriotes d’Occident. » (Pierre-Auguste Renoir, mon père). Et Paul Gauguin écrit :

  L'art n'est que pour la minorité, lui-même doit être noble. Les grands seigneurs seuls ont protégé l'art, d'instinct, de devoir (par orgueil peut-être). N'importe, ils ont fait faire de grandes et belles choses. Les rois et les papes traitaient un artiste pour ainsi dire d'égal à égal.

  Les démocrates, banquiers, ministres, critiques d'art prennent des airs protecteurs et ne protègent pas, marchandent comme des acheteurs de poisson à la halle. Et vous-voulez qu'un artiste soit républicain !

  [...] L'artiste ne peut vivre, donc la société est criminelle et mal organisée. (Oviri, écrits d'un sauvage).

   Les réflexions amères de Gauguin écrites à la fin du XIX° siècles sont reprises par Léon Gard, qui, de plus, dénie à l'Etat républicain le rôle de s'occuper des artistes :

  Prétendre aider l'art et les artistes avant d'être intéressé à ce que l'art soit bien l'art, que les artistes soient bien les artistes, et enfin que les juges soient réellement capables de juger, est une extravagance. Il faut oser le dire : lorsque l'Etat s'occupe aujourd'hui des artistes, il se mêle de ce qui ne le regarde pas, de ce qu'il ne connaît pas et de plus de ce qui ne l'intéresse pas. Il appartenait à un prince de favoriser les arts parce que c'était son intérêt de bien choisir en ce que l'éclat véritable des arts gorifiait son règne. Par contre, il appartient peu à un personnel éphèmère et interchangeable de ministres et de secrétaires de s'informer des talents authentiques : comme ils savent que demain d'autres les remplaceront, ils ne se soucient guère de mettre de l'impartialité dans leur choix ; ils sont avant tout préoccupés de se faire des amis politiques et choisissent inévitablement les artistes conformément à la position politique de ceux-ci et non du point de vue de l'art, lequel, pourtant, en l'occurence, est le seul valable.

  Dans une démocratie semblable à celle où nous vivons, il se pourrait que le seul conseil à donner à un jeune artiste soit de se tenir totalement indépendant de l'Etat. Mieux, pour échapper à la ridicule et contradictoire règlementation des professions dites "intellectuelles", pour échapper à la manie d'embrigader de force dans un troupeau des gens qui, par complexion, sont par définition minoritaires et distincts, pour échapper à la dictature avilissante des despotes de la presse et des fonctionnaires des Beaux-Arts, il n' y a qu'un moyen : faire n'importe quel métier sauf celui d'artiste. Puis tâcher d'arracher à ce métier quelques heures pour faire de l'art. S'il n'y a pas moyen, il reste encore de ne pas faire d'oeuvre d'art ; une société mal faite ne mérite pas d'avoir d'artistes ; c'est déjà trop qu'elle puisse exercer son parasitisme sur les oeuvres des morts, dont elle enrichit effrontément ses musées après les avoir méconnus et brimés, telle une oie qui aurait tué le paon pour se parer de ses plumes.

Voir aussi : ART ET CIVILISATION

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