LES SALONS DE PEINTURE ASSASSINENT L’ART

Faut-il dire qu’il y a de bons salons ? Hélas, non, ils sont tous exécrables. Leur principe même en est faux parce que dépassé un certain nombre d’œuvres, tout salon périodique devient mauvais.

Nous ne pouvons écouter sérieusement ceux qui affirment que tel salon est absurde, mais tel autre digne de considération ; que celui-ci est périmé, tandis que celui-là est vivant. Ils ont tous en commun ce défaut qui devrait les faire condamner sans appel : ils jouent, vis-à-vis de l’art, un rôle de meurtrier.

A-t-on songé au nombre restreint, je ne dis pas de chefs-d’œuvre à proprement parler, mais d’œuvres d’art véritables, réalisé par un pays comme la France pendant un siècle ?  A quel chiffre pense-t-on qu’on arrive ? Prenons un des siècles les plus riches en la matière, le 19° siècle. On y compte une douzaine de très grands artistes ; une trentaine de maîtres  secondaires ; puis de cinquante à soixante artistes  qui eurent leur vogue, mais ayant assez mal résisté au temps, un peu déconsidérés aujourd’hui et dont l’œuvre, en tout cas, demande à être soigneusement filtrée.  Recevons pourtant comme bonnes toutes les œuvres de ces cent artistes. Supposons qu’ils aient produit chacun un millier d’œuvres en moyenne (les uns ayant produit beaucoup plus, les autres beaucoup moins), nous n’arriverons jamais qu’au total de cent mille œuvres ; ce qui, cependant, paraîtra aux yeux de certains, un chiffre très exagéré. Si, en effet, l’on jette un regard sur les musées et les collections, il ne semble pas, avouons-le, qu’on y trouve réellement les cent mille œuvres destinées à représenter le 19° siècle, si riche soit-il.

Tenons, néanmoins pour juste le calcul peut-être un peu trop généreux, et examinons maintenant pour la France la production, je ne dis pas de toute une année, je ne dis pas de tout ce qui s’expose d’une façon ou d’une autre, mais seulement de la production exhibée par les grands salons annuels de Paris. Ces salons, qui sont près d’une dizaine, exposent, renseignements pris, environ vingt-mille œuvres par an. Il ne leur faudrait donc que cinq années pour produire ce que les meilleurs éléments picturaux du 19°siècle ont produit en cent ans. Les salons, eux, en cent ans, produiraient deux millions d’œuvres au lieu de cent mille ! Mais à quel prix !

S’il y a encore en France des gens capables d’observer, comment ne sont-ils pas révoltés par une telle sottise, il faut dire plus, par une telle escroquerie artistique ? Peut-on être aveuglé au point de ne pas voir que les exposants des salons, pour quelques talents isolés, ne sont, dans la grande majorité, que des amateurs très médiocres, de faux artistes ou des charlatans ?  Comment ne pas voir que les organisateurs de ces salons ne sont que des inconscients ou de vils commerçants, aussi peu soucieux d’art qu’un poisson d’une pomme ? Que penser aussi de la Ville de Paris abritant régulièrement ces monstrueuses manifestations de faux-art ?

Je ne suis pas le premier, ni le seul, à critiquer la formule des salons modernes de peinture, et j’ai grand plaisir à me rencontrer sur ce point avec des esprits éminents, passés et présents, mais je sais qu’à ces critiques, on a souvent répondu par cette objection fallacieuse que, pour tirer du creuset quelques belles œuvres, il y fallait empiler des tombereaux de médiocrités. Rien n’est plus faux que ce raisonnement. Autant il est vrai qu’un artiste peut échouer plusieurs fois avant d’arriver à l’œuvre réussie, autant il est absurde de croire que la prolifération des ratages des autres lui fasse faire le moindre progrès. Bien mieux, plus une compétition est vaste, plus la confusion est grande, plus l’attention est dispersée, plus les basses intrigues sont actives et enchevêtrées, plus le mécanisme vénal règne en maître, plus il devient difficile d’opérer une sélection impartiale. Dans toutes les entreprises, le déchet est considéré comme inévitable mais non souhaitable ; on l’admet, on le tolère, mais on ne va pas jusqu’à le porter aux nues, et à considérer que l’abondance de déchets est une condition de la richesse de l’entreprise.

Ce ne sera jamais parce qu’il y a près de vingt-mille ratages par an qu’un artiste fait un chef-d’œuvre : il fait un chef-d’œuvre parce qu’il est, de naissance, capable de le faire ; c’est du moins toujours ainsi que les chefs-d’œuvre sont nés, et il n’y a aucune raison pour que cela change.

La vraie explication de ce développement extravagant des salons de peinture est sans doute l’exploitation commerciale — qui n’ose dire son nom — de prétentions ridicules. Les gens qui se « montent le cou » sur leur talent, sont de plus en plus nombreux à notre époque. Nul ne consent plus à n’être que lui-même, et chacun prétend posséder des dons supérieurs. De plus, la franchise d’Alceste devient, elle, de plus en plus rare, et d’une façon générale, lorsqu’on voit quelqu’un d’obstiné à s’octroyer un grand talent, on se garde bien d’aller contre : un peintre est toujours un grand peintre, cela va de soi. Il faut dire aussi que le cas de quelques grands artistes qui furent de leur temps méconnus rend trop facile la croyance qu’on est tel que l’un d’eux, lorsque d’aventure on tombe sur quelque appréciation moins élogieuse qu’à l’ordinaire. Cette fatale incertitude des jugements en matière d’art embrouille le problème de telle sorte qu’on s’empresse de tirer la conclusion qui vous flatte le plus : celle qu’on est un grand artiste. Malheureusement, et le résultat et les chiffres nous l’indiquent, il n’y a que fort peu de grands artistes ; il y a même peu d’artistes vrais, et il est grand temps de le proclamer hautement.

S’il  existe de mauvais juges, ou de mauvais systèmes de jugement, qu’on en change. S’il y a des marchands dans le temple, qu’on les chasse, car leur place n’est pas là. Et qu’on rende aux arts  l’honneur avec la vie.

Pour un tel travail, je ne vois, je l’avoue, que l’Académie des Beaux-Arts. Non qu’elle soit infaillible, certes. Mais elle est probablement le groupement le plus dégagé des passions partisanes. L’Académie des Beaux-Arts, quoiqu’on en ait dit, désire l’enrichissement apporté par les œuvres jeunes. Mais elle craint à juste titre que beaucoup de ces œuvres jeunes ne soient que jeunes et non point belles, et que, de plus, elles entraînent une rupture imprudente avec les œuvres du passé que le temps a consacrées, lesquelles constituent un patrimoine dont la sauvegarde incombe précisément à ladite Académie des Beaux-Arts. Il est certain que si l’Académie des Beaux-Arts, dans le soin de trop bien conserver, allait jusqu’à renier les valeurs contemporaines les plus authentiques, ce serait désastreux. Mais il semble bien, au contraire, que l’Académie actuelle soit résolue, avec toute la prudence qui convient, à relier le passé au présent.

Dans ces conditions, c’est à elle de parler : que fera-t-elle contre la honte des salons ? (*)

                                                                                                                                                        L.G.

(*) Cet article écrit en 1946 révèle l’espoir que Léon Gard voulait encore nourrir à cette époque à l’égard du rôle de l’Académie des Beaux-Arts. Dans les décennies suivantes, il est évident que la tournure que prirent les choses dans le monde de l’art n’a pu que décevoir profondément cet espoir.

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