Propos sur l'art

Léon Gard. Autoportrait, 1927.

Léon Gard. Autoportrait, 1927.

  Outre ses articles parus dans la revue Apollo entre 1946 et 1957, Léon Gard a  laissé des carnets inédits de réflexions sur l'art allant jusqu'à la fin des années 1970. Nous en publierons régulièrement dans cette rubrique.

"L'expérimentation", dans les arts, c'est la tentative de remplacer le talent par la faculté combinatoire de l'intellect." (Nicolas Gomez Davila)

Le destin de la peinture

  L'erreur de la peinture depuis plus d'un siècle est d'être cérébrale au lieu d'être picturale : on veut exprimer une idée avant de se préoccuper de peindre un tableau. C'est pourquoi ceux qui cherchent une émotion cérébrale dans un tableau ne se rencontrent jamais avec ceux qui y cherchent une émotion picturale. C'est aussi pourquoi les gens ne comprennent pas que la raison pour laquelle certains tableaux ne passent pas à la postérité est qu'ils ne sont pas des oeuvres de peinture mais d'idées à la mode.

L'art exige l'effort

  Le système inventé de nos jours selon lequel le moindre trait, la moindre tache, s'ils sont réputés géniaux, valent beaucoup d'argent a incité beaucoup d'artistes à se croire d'abord du génie, ensuite à se laisser aller à donner une valeur énorme à n'importe quoi sortant de leurs mains. L'idée de spéculation qu'on a répandue sur les oeuvres d'art depuis une soixantaine d'années a nourri cette funeste illusion et donné naissance à une catégorie d'artistes : les artistes arrivistes qui prétendent gagner beaucoup d'argent sans grand effort, en soignant plus leur réputation que leurs oeuvres.

  l'oeuvre d'art sans effort est une utopie. L'oeuvre d'art exige le don, bien entendu. Mais le vrai don ne se borne jamais à lui-même. L'être doué ne choisit pas de faire ou de ne pas faire un effort : le don qu'il a reçu l'entraîne et le don, l'effort, l'oeuvre sont seule et même chose.

Critique d'art

  Un critique d'art qui fut toujours très opportuniste, commentant, dans un journal, par des néologismes volontairement amphigouriques comme "recyclage", la réunion internationale des critiques d'art, définit le critique d'art, par opposition à l'historien d'art, comme un monsieur qui exprime des opinions "provisoires". C'est dire plus simplement que lorsqu'il déclare qu'un Tel a du talent, qu'il faut l'admirer, l'encourager, le récompenser, le décorer, c'est seulement une opinion provisoire, laquelle a, malheureusement, des conséquences définitives. Il vaudrait mieux dire sans ambages que la Critique d'art, validant des opinions fausses (c'est ce qu'on doit entendre par l'euphémisme "opinions provisoires") est nuisible et doit être supprimée et remplacée par l'Histoire de l'Art. Mais peut-on demander à un critique d'art de faire son mea culpa et de se supprimer franchement lui-même ? Le critique d'art dont je parle trouve des excuses aux critiques d'art en arguant que si l'on n'est pas de son temps (dire des sottises est ce qu'il appelle être de son temps) on est éliminé. Pourtant, les bêtises des critiques d'art lui apparaissant soudain exorbitantes et indéfendables, il conclut par ces mots pleins de sagesse dubitative : "reste à savoir si la remise à jour par les méthodes de "recyclage" n'est pas, au moins dans le domaine de l'art, une imprudente soumission à la mode et à sa brève durée." Gauguin disait que les critiques d'art étaient des "imbéciles". Un critiques d'art, qui parle comme s'il ne l'était plus, les trouve "imprudents" : faut-il voir une parenté subtile entre "imbécile" et "imprudent" ?

La justesse

  Y at-il d'autre mystère dans un chef-d'oeuvre de l'art que la justesse de l'oeil et d'une main conjugués ? Le meilleur esprit, s'il n'est pas accompagné d'un oeil juste, fera-t-il jamais un bon tableau ? Par contre, si l'on a la même justesse  dans le système oculaire que certains privilégiés l'ont dans l'esprit, on comprendra ce qu'est un bon tableau. La justesse est le don rare : peu de gens peuvent raisonner jusqu'au bout ; ils sont vite à bout de souffle et abandonnent le sujet, parlent d'autre chose parce qu'ils n'en peuvent plus et déraillent ; ils aiment finalement mieux se désintéresser des choses qu'on voit et rester dans un vague plus propice à leur faiblesse spirituelle.

Nature et système en art

  La plupart confondent  l'originalité innée et les moyens inventés par cette originalité pour s'exprimer : ainsi beaucoup de peintres examinant comment un Renoir est fait, s'imaginent faire des Renoir dans la mesure où ils parviennent à connaître et employer les mêmes procédés apparents. ils oublient que c'est l'originalité qui crée ses moyens propres et non les moyens qui créent l'originalité. Ils font ainsi des tableaux comme Renoir les faisait mais qui n'en ont pas la qualité. Beaucoup ignorent le problème de la qualité, c'est pourquoi il y a tant de mauvais peintres habiles.

La qualité de l'oeuvre d'art

  Il est évident que c'est la qualité qui fait l'oeuvre d'art. Il est regrettable qu'on ne discute jamais ce problème essentiel : chacun, même le plus médiocre, sous-entendant qu'il possède le génie. Certes, de quelque façon qu'on s'y prenne, on peut errer et prendre pour le génie ce qui ne l'est pas. Mais ne pas s'y prendre du tout, c'est trop et on se trompe d'autant plus qu'on favorise l'obscurité sur ce sujet capital.

Mouvements

  Tous les "mouvements" en art sont mauvais. Ils sont la systématisation de ce qu'un homme a fait en employant des moyens qui lui étaient personnels. Ces moyens systématisés par d'autres évoquent le talent ou le succès : c'est du maniérisme, c'est-à-dire de l'inutile et de l'encombrant. En peinture, par exemple, les yeux les plus vulgaires s'expriment dans une technique qui s'efforce de rappeler celle de Van Gogh et croit faire du Van Gogh.

La profondeur dans l'art

 Les chefs-d’œuvre en profondeur réussissent mal dans les sociétés démocratiques. Il y faut, de préférence, des chefs-d’œuvre en surface brillante, puisque le côté profond d'un chef-d’œuvre échappe au nombre.

La mode en art

  Tout ce qui est à la mode en art est obligatoirement contre l'art : les qualités qui font l'œuvre d'art n'ont pas d'âge. Ce qui, au contraire, définit essentiellement la mode est d'être passagère. Les bons artistes, s'ils sont à la mode, sollicités par les commerçants d'œuvres d'art qui veulent de la marchandise, se négligent pour produire davantage. Les mauvais et leurs initiateurs travaillent sans relâche, occupent les places fortes de l'art, et font des lois qui tuent.

La place de la peinture

  Il y a longtemps qu'on ne fait plus de peinture proprement dite. On exprime seulement des idées, bien ou mal, par le moyen de la peinture. Si ces idées sont à la mode, la peinture qui les exprime fortement passe pour bonne tant que ces idées sont à la mode. La postérité, elle, ne retient que l'œuvre picturale : c'est pourquoi il y a toujours tant de distance entre la peinture qui passe pour bonne à son époque et celle qui est tenue définitivement pour telle.

Aveuglement des idées préconçues

  Certains ont une prévention défavorable envers un tableau parce qu'il est ancien. On en voit, de même, avoir une prévention favorable envers un tableau parce qu'il est moderne ou défavorable a priori précisément parce qu'il est moderne. Tout cela est faux : la qualité du tableau, seule, compte et c'est la seule chose qu'ils ne voient pas.

Le vrai en art

  En art, le vrai, en fin de compte, est toujours reconnu. Mais avant d'arriver à la vérité définitive, on peut dire n'importe quoi. Les appréciations les plus fantaisistes, les plus étrangères aux intentions de l'artiste, au résultat obtenu, au caractère de l'œuvre et de leur auteur non seulement ne choquent personne mais encore passent pour bonnes selon les autorités du moment qui les expriment. Cela tient à ce qu'aujourd'hui les choses sont classées officiellement par des personnes dont le jugement n'est pas libre. Par exemple, un journaliste écrira que tel artiste a du talent et que tel autre n'a aucun talent, sans qu'il se préoccupe de la justesse de ses appréciations, sa seule préoccupation étant de faire valoir son opinion plutôt qu'une autre, préoccupation qui n'a rien à voir avec l'art et qui est le contraire de l'impartialité.

La désinvolture

  La désinvolture de Frans Hals ou de Manet, etc., sont belles parce qu'ils ont l'œil et la main. Mais que de désinvolture dans la peinture moderne sans l'œil et la main !

La vérité dans l’art

  Ceux qui, dans la vie comme dans l'art, sont incapables de dire la vérité constituent la grande majorité et ceux qui, au contraire, parviennent à la dire de quelque côté dans ce qu'elle a d'essentiel sont des gens rares dont on parle longtemps parce que les hommes sont d'autant plus attachés à la vérité qu'ils la voient bien dans le détail, mais qu'elle leur échappe généralement dans ce qu'elle a de plus important pour eux.

La tendance en art

   En art, la tendance, dont on parle beaucoup, dont on parle trop, n'est rien. On fait beaucoup de raisonnement sur la tendance de l'art et l'on oublie l'essentiel : qu'un œil harmonieux est tout, quelle que soit la tendance. On a beaucoup plaisanté certains titres de tableaux aux artistes français comme : "innocence", "espièglerie", etc. Le critérium du tableau n'était pourtant pas son genre mais sa qualité. Un tableau de Frans Hals s'intitule "Le galant cavalier" et c'est un chef-d’œuvre. Est-ce la tendance qui fait que Rubens, Titien ou Velasquez sont ce qu'ils sont ? Beaucoup qui ont peint dans la même tendance ne sont pourtant rien : il y fallait en plus ce "quelque chose" dont parle Renoir.

  Mais sans les discussions infinies sur l'art, il n'y aurait plus de critique d'art, sinon pour blâmer ou approuver, ce qui restreindrait beaucoup son rôle.

La règle d’or

 La règle d'or est un leurre si l'on croit qu'elle donne la clef de la peinture : le talent n'existerait pas s'il suffisait de connaître la formule pour faire un beau tableau. La règle d'or n'est qu'un moyen pratique qui consiste à prendre les mesures d'œuvres réussies d'abord par instinct sans pouvoir en faire de semblables sans tâtonnements. La règle d'or n'est pas "une" : elle varie avec chaque artiste, car chaque artiste ayant des dons différents se sert de moyens différents, mesure différemment les lignes, les taches de couleur, la distribution des blancs et noirs. La règle d'or ne peut être la même pour les primitifs que pour Rembrandt : les premiers composent avec des lignes et le second avec des grandes taches d'ombres et de lumières. Le calcul des noirs et des blancs est lui-même différent selon les artistes car ceux qui ont, comme Rembrandt, le génie des ombres lumineuses, peuvent se permettre davantage d'ombres dans leurs tableaux que Caravage, par exemple, dont les ombres sont moins transparentes. Les parallèles et les perpendiculaires sont moins choquantes dans les tableaux peu ombrés que dans les tableaux de clair-obscur, etc. 

  Tout système dans l'exécution d'une œuvre d'art et la convention sont néfastes par les fausses certitudes qu'ils donnent. Si l'on veut secouer les abus, guérir la lèpre des habitudes vicieuses qu'on voit proliférer depuis plus de cinquante ans et repartir à zéro pour tâcher de juger sainement, il faut précisément abandonner tout système et revenir à l'instinct.

  La qualité d'exécution d'un tableau, quelque soit le sujet, est tout. Un tableau bien peint d'instinct est plus beau qu'un tableau mal peint avec une soit disant règle, et une tête de vieillard par Rembrandt est plus belle que le portrait d'une jolie jeune femme par Carolus-Duran.

Reproduction

  En peinture, la reproduction littérale de la construction des choses, pour peu qu'on ait un œil simplement normal et une main adroite, est relativement facile, et peut s'apprendre. Par contre, la reproduction exacte d'un ton, d'une valeur, d'un modelé est un don qui fait l'artiste et ne peut s'apprendre : les reproductions de la construction abondent et s'obtiennent d'ailleurs par des machines infaillibles tandis que, seul,  l'artiste peut reproduire les nuances avec quelque exactitude.

  De là la confusion entre les œuvres de peinture dites bien dessinées parce qu'elles reproduisent correctement la construction des choses et les véritables œuvres d'art qui reproduisent fidèlement les nuances.

  Si la machine reproduisait fidèlement les nuances des œuvres d'art, il n'y aurait pas de raison pour payer plus cher les originaux.

L’œil de peintre

  On a trop coupé un cheveu en quatre pour en conclure finalement qu’on ne savait pas à quoi on reconnaissait une peinture faite pour traverser les âges.

  Il est pourtant de fait que la pierre de touche, ce qui fait qu’un tableau reste valable au bout de cinquante ans, par exemple, et de plus en plus, c’est le raffinement visuel de ce tableau, c’est-à-dire que ce tableau a été fait par un œil de peintre.

  En réalité, un ton n’est pas fin en soi mais par rapport à un objet représenté. Par exemple, dans la célèbre nature-morte de Manet, qui est présentement au musée du Jeu de Paume (*), tableau à la fois raffiné et cher par définition, le ton brun du fond est hautement raffiné par rapport au ton des pêches, du raisin, des amandes et de la nappe blanche, et les tons de ces derniers sont raffinés entre eux et par rapport au ton brun du fond.

  On ne peut pas se satisfaire d’un soi-disant raffinement calculé et conventionnel, morne ou affadi. Ce qu’il nous faut, c’est un raffinement visuel spontané, naturel et vrai, car la nature, qui est parfois éclatante et qui de toute façon chante toujours, n’est jamais stridente, terne ou fade de ton et de forme : avoir le don d’exprimer ces rares vertus, c’est la vérité picturale, c’est cela un œil de peintre.

  Un œil vulgaire, aussi précis et exact, dans un certain sens, qu’il soit, n’est pas l’œil d’un peintre, et beaucoup de peintres figuratifs, avec des qualités, ont néanmoins un œil vulgaire. 

  On confond souvent le sujet qui passe pour vulgaire, selon une mode plus ou moins éphémère, et la vulgarité oculaire. Courbet, qu’on jugeait vulgaire personnellement et souvent par le choix de ses sujets, est merveilleusement fin dans sa palette. Manet est extraordinairement  raffiné et Renoir, qui s’y connaissait, disait de Cézanne : « Comment fait-il ? Quand il met un ton à côté d’un autre, c’est toujours très bien ». Malgré ses gaucheries, ses manies, Utrillo, dans sa bonne époque, est d’un raffinement, d’une distinction prodigieux. Nul n’a jamais peint de vieux murs ou même de neufs d’une façon aussi exquise. La grande peinture, c’est cela. Pour employer une comparaison inférieure mais très compréhensible, la peinture c’est comme la gastronomie : un rien fait que c’est délicieux ou exécrable.

L'unité

  Dans un tableau, l'unité est sans doute une qualité capitale. Mais l'unité est dans la justesse de l'assemblage, non dans sa monotonie, son inertie ; une peinture doit être sonore.

Artistes précurseurs

  Il n’y a jamais eu de précurseurs en art, mais seulement des imitateurs, ce qui est loin d’être la même chose.
 

  C’est le tragique malentendu de notre époque de croire que l’œuvre de l’artiste suit les mêmes lois que celles du savant.

  Le rôle de l’homme de science génial consiste essentiellement à faire une découverte que ses successeurs amèneront à un certain point de perfectionnement. L’œuvre de l’artiste, par contre, est essentiellement individuelle : il la conçoit et la réalise sans que personne ne puisse la continuer ou la perfectionner. Les imitateurs des grands artistes, qui ont toujours été nombreux, ont fait des œuvres plus ou moins brillantes selon leur capacité personnelle mais qui restèrent des reflets affaiblis de l’original et non des perfectionnements de celui-ci.
 

  A l’occasion d’une exposition de tableaux peints par un prince de la science se distrayant à faire de la peinture, on lisait sur le catalogue les mots suivants : « Denis Papin et Corot sont de la même race. Ce sont des voyants. » Tout le malentendu est là. Denis Papin a découvert la vapeur, et Dieu sait qu’après lui cette découverte en a entraîné d’autres et des événements qui ont pratiquement bouleversé le monde à un point qu’il vaut mieux ne pas tenir Denis Papin pour un voyant si l’on veut lui garder quelque sympathie. Quant à Corot, sa qualité de voyant est encore plus contestable. Corot n’avait rien découvert, et il peignait comme tout le monde, mais mieux que tout le monde, comme Léonard de Vinci, comme Dürer, comme Titien, comme David, comme Ingres, comme bien d’autres, qui n’en étaient pas moins des hommes de génie dans la transmission de leurs observations.
 

  Les grands peintres ne sont nullement des « voyants » dans le sens d’une nouvelle voie ouverte : ils sont essentiellement réalisateurs, donc des hommes de présent et non des hommes de futur. S’ils jugent parfois qu’ils ne réalisent pas suffisamment ce qu’ils conçoivent, c’est qu’ils sont difficiles pour eux-mêmes comme tous les gens capables.

  Bref, en art, contrairement à la science où l’exploration des possibilités est importante, il n’y a rien à découvrir, tous les moyens de s’exprimer sont connus, il n’y a qu’un certain point de perfection à atteindre dans la réalisation, lequel ne peut être atteint que par un très petit nombre d’individus.
 

  Ainsi, l’œuvre de l’homme de science, impersonnelle par définition, est à l’opposé de celle de l’artiste : l’homme de science peut avoir une idée nouvelle, laquelle est réalisée par d’autres.
 

  Au reste, il y a une grande incohérence chez certains à exiger théoriquement du jamais vu alors qu’en pratique ils n’admettent que du déjà vu, à condition qu’il soit à la mode.

Erreur de Pascal

  "Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux". Cette réflexion de Pascal est fausse en tous points. Si l'on peint une femme, un arbre, un cheval, un vase, c'est parce qu'on admire ces objets, soit en eux-mêmes, soit pour la façon dont ils se présentent à nos yeux, et ainsi de toute chose qu'on peint. La réponse à Pascal se trouve du reste dans la très belle et dernière note du "Journal" de Delacroix : "Tous les yeux ne sont pas propres à goûter la peinture. Beaucoup ont l'œil faux ou inerte ; ils voient bien les objets littéralement, mais l'exquis, non".

La bonne peinture

  Le raffinement de l'œil est la bonne peinture jusqu'à preuve du contraire puisque l'original reste supérieur à la reproduction, laquelle n'est jamais qu'un à-peu-près. Mais où est l’extraordinaire ? Qui le jugera ? Faut-il prouver la preuve ? A vrai dire, on complique la question à plaisir comme on embrouille délibérément les choses quand on veut masquer la vérité. Peut-être suffit-il d’y regarder à deux fois. Qui a le vrai raffinement a toujours le reste. Il y a des artistes qui n’ont que le reste : Manet avait le raffinement et Meissonier ne l’avait pas. L’exact dans la charpente et dans le détail et l’à-peu-près dans l’harmonie n’est plus du grand art dans la peinture. On a confondu l’habileté relative du rendu et la bonne peinture. Y regarder à deux fois avec un œil normal devrait suffire. Et sus aux systèmes, bien entendu.

Victor Hugo et les non-figuratifs

  Victor Hugo, qui n'a pas connu les non-figuratifs, condamne pour ainsi dire à l'avance leur babilisme et fait pressentir le caractère fatal de leur échec. Il écrit; "Tu ne peux, homme, rien faire naître, rien construire en dehors des bornes que tu vois" ; et plus loin : "Combien est infécond Rembrandt, et dans quels langes sont Phidias, Rubens et Michel-Ange." c'est bien cela : faire naître en soi est seulement donné à Dieu ; les hommes, même les plus grands, ne le peuvent. Selon le mauvais conseil d'Apollinaire, les non-figuratifs ont voulu être plus grands que des hommes et créer des formes. L'homme peut être grand lorsqu'il reste homme. Il devient ridicule s'il veut être plus. 

La louange

  C'est une chose rare que de savoir nuancer la louange, de la donner à la fois avec agrément et justice. Le misanthrope ne sait pas louer : son jugement est altéré par son humeur. L'adulateur, en louant trop et à côté, finit par se discréditer en laissant voir que ses louanges sont aveugles, systématiques et intéressées. Le glorieux ne donne de louanges que pour en recevoir et non pour rendre justice au mérite. Les petits esprits ne connaissent pas la valeur des choses : ils ne mettent à leur place ni l'estime ni le mépris, et un rien les fait changer du tout au tout. L'envieux ne loue personne parcequ'il a peur de favoriser quelqu'un. Un honnête homme loue à propos : il a un réel plaisir à rendre justice.

Le dessin dans l'art

  Un professeur de l'école des Beaux-Arts critiquait le dessin d'un élève, disait à celui-ci : "Vous lui faites des doigts alors qu'il ne tient pas debout." Cette critique serait pertinente du point de vue de l'art si le summum de l'art était l'équilibre d'un personnage. Il n'en est rien : un grand nombre sont capables de dessiner un personnage qui tient debout mais peu sont capables de faire une œuvre d'art. De plus, ces qualités extraordinaires de sensibilité qui font un chef-d’œuvre n'impliquent pas qu'il n’y ait aucune erreur dans l'œuvre. Certains magnifiques portraits de Van Eyck ou Memling ont des mains trop petites par rapport au corps : tout est pourtant merveilleux dans ces tableaux mais ils ne sont pas sans défaut visible. Ce professeur en question disait aussi : "Il ne faut pas faire de sensibilité". En quoi il se trompait du tout au tout car le dessin dans l'art c'est précisément la sensibilité et, ensuite, la question de vouloir ou de ne pas vouloir être sensible ne se pose pas : on est sensible ou on ne l'est pas, et, parfois, lutter contre la sensibilité, c'est lutter contre l'art lui-même. Le sophisme moderne a conclu que puisque les chefs-d’œuvre ont des défauts, les défauts indiquent des chefs-d’œuvre. C'est une autre histoire.

L'art

 En art, le créateur est celui qui fait de belles oeuvres picturales, sculpturales, architecturales, littéraires, musicales avec une autorité propre, sans adopter la manière d'un autre, sans s'incorporer à un mouvement.

  les créateur sont rares. Un artiste peut atteindre une certaine grandeur sans être un créateur si le modèle qu'il prend est grand, s'il s'en rapproche suffisamment et enfin, si sa propre personnalité offre assez d'envergure pour que son oeuvre ne soit pas un sous-produit, une "singerie".

 La difficulté propre de l'art moderne, c'est-à-dire de l'art vivant sous le règne démocratique, est de vivre sous une loi qui n'admet pas le principe de l'aristocratie. Or, l'artiste, lorsqu'il est vrai, est par définition un aristocrate, un isolé dont on ne reconnaît la supériorité qu'à contre-coeur et, si la mode n'est jamais de son côté, au bout de très longtemps, lorsque cette supériorité ne peut plus embarrasser ni désobliger personne, lorsque les réputations plus ou moins artificielles qui se sont formées ne risquent plus d'être remises en balance par la comparaison de concurrents sérieux, lorsqu'enfin, ne subsiste plus que le côté bénéfique de l'oeuvre, c'est-à-dire la rentabilité. Exemple : rentabilité sans nuage de Shakespeare, de Molière, de Balzac, de Rodin, de Renoir.

Sous les régimes en principe aristocratiques, l'artiste arrivait plus vite dans un système conçu pour l'aider, plus normalement, bien qu'en fait les difficultés ne lui étaient pas complètement épargnées par des confrères inférieurs mais bien placés et agissants. Néanmoins, les princes, qui d'une part ont intérêt sur tous les plans à soutenir leur gloire par les meilleurs éléments, avaient aussi la crainte qu'un homme de valeur soit protégé par un rival cherchant à opposer son prestige personnel à celui du monarque. En un mot, il est dans l'ordre social que le monarque protège les meilleurs représentants de la vie nationale. C'est pourquoi louis XIV protégeait Molière contre vents et marées, malgré la franchise terrible de celui-ci, et les clameurs qu'il déclenchait parfois dans certains clans puissants. Une oeuvre comme Tartuffe qui avait soulevé dans les milieux dévots une opposition d'une violence inouïe, d'abord interdite, finit par être représentée normalement, résultat dû à la protection du roi et qu'on n'obtiendrait pas aujourd'hui avec une oeuvre équivalente de franchise. L'ostracisme démocratique est beaucoup plus chatouilleux, et l'on ne peut parler de certains vices qu'à condition d'enrober les choses de telle sorte que la trajectoire est à peu près brisée et détruite. Par exemple, des pièces récentes qui dénonçaient certains abus de façon cinglante, auraient été purement et simplement interdites si elles n'avaient eu le soin de brocarder tout le monde pour qu'on ne puisse pas dire qu'elles avaient spécialement visé ceci ou cela et enfin pour calmer la fureur des gens attaqués par le plaisir de voir attaquer les autres.

 Il s'ensuit que la force critique la plus mordante est pratiquement émasculée par ces précautions.

  Peut-être que la grande difficulté d'être franc finira par inspirer quelque jour à un homme de génie une manière astucieuse et extraordinaire de s'exprimer quand même qui déjouera la consigne.

Les nouveaux temps de l'art

  Il n'est pas évident que le vrai nouveau soit nécessairement un pas en avant dans le jamais vu. La banalité du déjà vu exige même une qualité qu'on ne demande pas au jamais vu parce qu'il amuse : amuser trop longtemps sur une erreur est souvent le cas du jamais vu, ce qui n'arrive jamais au toujours vu : il faut que ce dernier soit d'une qualité extraordinaire pour résister et créer du neuf. Des retours en arrière, quand on juge que son époque est sur une mauvaise voie sont des rectifications normales, peut-être décadentes mais moins qu'un style entièrement jamais vu et mauvais et qui se croit dans le vrai parce qu'il ne s'est jamais fait. La superstition du jamais vu est à bannir. Evidemment, la mauvaise imitation du beau traditionnel l'est aussi mais elle est moins funeste. Enfin, le beau n'a pas d'âge : ce qui le caractérise est précisément de n'être ni ancien ni nouveau.

Le détail et l'ensemble

  Dans la peinture, l'idéal absolu serait que la justesse de l'ensemble joignît son charme et son autorité au charme et à l'autorité du détail. En fait, les chefs-d’œuvre de l'art choisissent ou bien le détail, tout en restant dans un ensemble relativement juste, comme les primitifs ou Albert Dürer, ou bien choisissent l'ensemble tout en observant un détail relativement juste ou même en le suggérant par la justesse de l'ensemble, comme chez Vélasquez, Rembrandt (dernière manière) ou Manet. De toute façon, ensemble ou détail, le sommet de la justesse est le sommet de l'art.

La manière en peinture

  En peinture, la manière n'est rien : c'est toujours bien quand le peintre est doué. Le seul malheur est de faire une chose pour laquelle on n'est pas doué, de croire qu'on l'est et de vouloir le faire croire en adoptant une manière : ce n'est qu'une singerie.

Noirceur et crudité

  Les marchands de tableaux savent bien par expérience que malgré certains tableaux à la mode, malgré le snobisme des tableaux sales (que beaucoup confondent avec tableaux anciens) rien n'attriste davantage la clientèle qu'un tableau sombre. Aussi, l'on a cru bien faire de réagir contre la manière "genre musée" et peu à peu, sous prétexte de "joie de la couleur", on est tombé dans la crudité et le bariolage. Faire chanter les couleurs est spécifiquement le don du peintre qu'il y en ait peu ou beaucoup sur le tableau. Mais si un tableau sombre ne chante plus, un tableau bariolé hurle insupportablement. Beaucoup (y compris les peintres) insensibles à la crudité, prennent le bariolage pour l'éclat, et s'imaginent qu'un tableau "tient le mur" lorsque ses couleurs sont plus vives. Il y a là un épouvantable malentendu. Il est certain que quand un tableau vif de couleur reste harmonieux, c'est-à-dire si ses tons sont équilibrés les uns par rapport aux autres, il est supérieur à tout autre tableau dans la mesure où ses couleurs sont plus vives. Mais il est non moins certain que s'il est discordant, il est désagréable à voir dans la mesure où ses couleurs sont plus vives.

La nature "comme elle est"

  Pendant longtemps, on voit la nature non comme elle est mais avec des yeux  de peintres qui se sont signalés à l’attention des siècles. Ainsi, jusqu’aux impressionnistes on a toujours vu les paysages avec les yeux de Ruysdael, les marines avec les yeux de Van de Velde ou de Van Goyen, ou encore de Constable ou Turner. Depuis les impressionnistes, on voit les paysages avec des taches de couleurs, des virgules, des empâtements, etc., La lorgnette des pointillistes apporte le confetti. Mais la nature, elle, n’a pas changé. Et pourtant, certains disent banal de reproduire la nature « comme elle est ». C’est bientôt dit : l’objection, c’est qu’on ne la fait jamais  comme elle est  parce que, avec les moyens limités de la palette, c’est impossible — il faut traduire.

  Quand on considère l’école hollandaise du XVII° siècle, Constable, Turner, l’école de Barbizon, les impressionnistes, on se dit que toutes ces écoles ont imité la nature de façons différentes et par conséquent n’ont pu la faire « telle qu’elle est ».

Le génie de l'art

  Le génie de l'art est le génie des valeurs infinitésimales et pourtant précises.

Déformation expressive

  Exaspérés de s'entendre dire que leurs tons étaient lourds ou criards ou les deux ensemble, leurs valeus fausses, leur dessin mauvais, les artistes médiocres ont inventé la "déformation expressive", et ensuite l'abstrait, pour qu'on ne puisse plus leur reprocher leurs défauts.

Poncifs

  Il est un poncif qui nous aura coûté beaucoup d'ennuis : c'est celui de la bêtise de nos pères en ce qui concerne l'appréciation en peinture. Cette bêtise qui n'est, hélas, que trop réelle, est devenue l'effet principal des conférenciers et conférencières sur l'art. Comme il est difficile de parler peinture à proprement dire, on trouve plus prudent, et d'un effet certain de conter de petites histoires humoristiques. Les boutades des artistes et les bévues de ceux dont le métier est d'être connaisseurs constituent le fond immuable de ces causeries. Pourtant quand on entend rire finement les dames et les messieurs spirituels qui se pressent aux causeries faites sur l'art par des conformistes, on se sent pris d'un malaise : est-ce décent de se gausser ainsi des gens qui vous ont donné le jour, mais parfois aussi la fortune, la situation, la culture ? Et puis est-il certain que les choses soient profondément changées pour ce qui est de la compréhension des œuvres d'art ? Convenez, cependant, dira-t-on, que le chemin parcouru entre Meissonier et Picasso est immense.

Bien sûr que ce chemin est immense mais ne l'est-il pas un peu trop pour être bon ?

  Célimène disait à Alceste : il suffit, pour vous faire changer d'avis d'être de votre avis, tant vous avez l'esprit de contradiction. A quoi Alceste répondait que ce n'était pas l'esprit de contradiction qui lui donnait des opinions semblant parfois contradictoires mais le fait que les hommes, dans un sens ou l'autre, sont rarement dans le vrai.

  Est-ce point de vue qu'il faut considérer pour ce qui est de l'évolution des opinions sur l'art ?

  Faut-il penser qu'une sottise Charybde peut devenir une sottise  Scylla ?

  En somme, depuis la fin du XIX° siècle qu'y a-t-il de modifié dans l'armature de la société ?

  Les critiques d'art ne sont-ils pas toujours les critiques d'art, les fonctionnaires des Beaux-arts ne sont-ils pas toujours les fonctionnaires des Beaux-arts ? La presse n'est-elle pas toujours la presse, la démocratie toujours la démocratie, et les académiciens les académiciens ?

Abolir l'art

  "Dans l'échelle humaine élevée, les hommes admirent ce qui leur paraît être supérieur à eux" (passage de Théophile Gautier, de son Voyage en Espagne où les beautés qu'il voit dans une cathédrale lui paraissent rendre dérisoire tout ce qu'il a fait). Dans la partie basse de l'échelle humaine, on condamne la beauté dont on est incapable. Certains théoriciens préconisent l'abolition de l'art. En réalité, on ne peut décider qu'en paroles que l'art sera ou non aboli. Si l'art doit vivre, il vivra; s'il doit mourir, il mourra et ce que décident les hommes n'y changera rien. Que ceux qui veulent abolir l'art montrent qu'ils sont capables de faire un portrait comme Botticelli, Titien, Vélasquez, Rembrandt, ou David et alors, on les écoutera car ils ne prêcheront pas pour leur clocher.

La fausse folie et l'art

  Théophile Gautier visitant le musée du Prado à Madrid fait des réflexions sur le Greco. Selon lui, Greco est un peintre prodigieux hanté par la crainte d'imiter Titien, son maître qu'il admirait profondément. Cette hantise qui était déjà morbide et intéresserait les aliénistes finit par le faire sombrer tout à fait dans la folie qui lui inspirait des déformations, des allongements extrêmes dans lesquels il conservait ses dons extraordinaires. Théophile Gautier le définit comme le génie fou. Est-ce le Greco qui a inspiré Balzac dans son Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu ? Il y eut de grands artistes comme Schumann et Schubert qui devinrent fous, de grands esprits comme Nietzsche, de grands peintres comme Van Gogh et Jongkind. La littérature s'est finalement intéressée  à la folie au point de prétendre que génie et folie s'apparentaient souvent, ce qui paraît absurde et qui ferait soupçonner les grands artistes qui n'étaient pas fous, et qui sont la grande majorité, de n'avoir pas de génie. Enfin (le commerce y a trouvé son compte), on a fabriqué de faux aliénés et de faux simples d'esprit qu'on a baptisés génies.

Raffinement visuel

  En peinture, quand le raffinement n'est pas du premier rang, il tombe facilement dans le fade ou le cru.

Essai de définition de la mode

  La mode est la formule contraire de ce dont on est lassé. Le dégoût de certaines erreurs précipite parfois dans les erreurs opposées.

Naïvisme en peinture

Il y a une différence qui est un abîme entre la naïveté du maladroit qui se croit capable, obtient par impuissance des effets ridicules, cacasses, touchants si l'on veut, et la naïveté du maître dont la technique est proprement extraordinaire mais qui laisse voir des défaillances avec la franchise de celui qui sait avoir beaucoup de qualités. A toutes les époques, il y eut des mal-doués. Ils ne pratiquaient pas la peinture naïve comme un art supérieur, mais étaient utilisés à l'occasion faute de grands peintres. C'étaient des médiocres qui gardaient leur rang de médiocess : celui de gens qui ne pouvaient pas mieux faire, ne jouaient pas la comédie du génie et n'étaient pas dans les grandes collections. Quand on parle des oeuvres du passé, pour éviter de dire qu'une oeuvre est grossière, ordinaire, on dit poliment qu'elle est naïve. Les modernes ont tourné la politesse en prétention, et les peintres naïfs sont devenus l'objet d'une spéculation spéciale lancée par des littérateurs assoiffés d'inédit.

Le raffinement pictural

  Il faut obligatoirement que le raffinement  visuel soit la clef de l’art pictural — en précisant que la mièvrerie n’est pas le raffinement mais la forme faible de la vulgarité — pour que Cézanne ait renoncé délibérément à ce qui plaisait : le fini blaireauté. Degas disait de Cézanne : « Quand il met un ton à côté d’un autre, c’est toujours très bien ». C’est toute la peinture. Le fini blaireauté est un trompe-l’œil qui plait mais qui ne contient pas toujours le raffinement qui fait un tableau dans l’avenir, pas plus qu’un film en « couleurs naturelles » ne contient la vérité visuelle. Ce n’est pas le trompe-l’œil qui est mauvais mais qu’il soit le but de l’art. Le mot de Cézanne à ce sujet remet les choses en place : « Un peu de trompe-l’œil ne nuit pas si l’art y est ». L’incompréhension de ce qui est raffiné en peinture explique parfaitement l’injustice commise envers les Impressionnistes : la prétendue élite ne voyait pas le raffinement des tableaux de Manet et le public, qui n’était pas la véritable élite du public, ne le voyait pas non plus.

  Tous les grands peintres sont suprêmement raffinés : sans son raffinement extraordinaire, Manet ne serait pas passé à la postérité, et Dieu sait qu’elle l’a accueilli !

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