REFUTATION DU CUBISME

                                              Par Léon Gard

 Avant-propos

  Une première mouture de cette étude parut sous forme d’article beaucoup plus court  en 1955 dans la revue Apollo. Elle fut développée peu après en vue d’une édition qui ne vit jamais le jour, sans doute faute d’éditeur.

  Léon Gard analyse ici avec une grande rigueur intellectuelle l’ouvrage de Guillaume Apollinaire , Les Peintres Cubistes ,ouvrage majeur sur l’idéologie cubiste. Il en dénonce les incohérences, les affirmations gratuites, le manque de clarté et de précision, nous montre en quoi il est une révolution religieuse avant d’être une révolution artistique.

  J’engage vivement les lecteurs à se faire une idée par eux-mêmes du livre d’Apollinaire, Les Peintres Cubistes, dont ils trouveront aisément le texte intégral sur internet. Pour ma part, j’y ai trouvé des phrases obscures à prétention métaphysique, à côté d’autres passages dont la clarté révèle des énormités qui font préjuger des premières par les seconds. Je ne résiste pas à donner un exemple de ces démonstrations pour le moins stupéfiantes : « Dieu sait, nous dit Apollinaire, que l’on s’est moqué des tableaux de Manet, de Renoir ! Eh bien ! il suffit de jeter les yeux sur des photographies de l’époque pour s’apercevoir de la conformité des gens et des choses aux tableaux que ces grands peintres en ont peints. (…) Ainsi, ceux qui se moquent des nouveaux peintres se moquent de leur propre figure, car l’humanité de l’avenir se représentera l’humanité d’aujourd’hui d’après les représentations que les artistes de l’art le plus vivant, c’est-à-dire le plus nouveau, en auront laissées. »

  Autrement dit, l’humanité de l’avenir se représentera les hommes de l’époque du Cubisme avec la tête des portraits cubistes de Picasso ! (1)

  Apollinaire écrit dans son Journal intime, à la date du 5 mars 1907 : « Je ne veux plus parler de peinture, je n’y entends rien... » Cette confession n’est-elle pas étonnante de la part d’un homme qui fera publier quelques années plus tard Les peintres cubistes (méditations esthétiques), où il livre ses théories sur la peinture ?

  Si Apollinaire n’entendait rien à la peinture comme il le confesse, on est en droit de se demander où il a puisé sinon ses idées, du moins la source qui l’autorisait tout à coup à les appliquer à la peinture et à parler au nom du groupe des peintres cubistes.

  Or, il est notoire qu’Apollinaire était intimement lié à Picasso, le chef de file avec Braque des peintres cubistes.

  Dès lors, on imagine mal que le contenu du livre d’Apollinaire n’ait pas eu l’aval au moins de Picasso, voire que ce dernier n’y ait pas contribué d’une façon ou d’une autre. Si bien qu’en faisant le procès des idées d’Apollinaire consignées dans Les peintres cubistes, c’est aussi celui des idées de Picasso sur le cubisme que dresse Léon Gard.

  On retrouve chez le poète et le peintre une similitude troublante d’idée sur le rejet de la nature et, comme le dit Léon Gard, sur la « nécessité de la destruction de la notion d’un Dieu créateur remplacée par la notion que chaque homme est Dieu lui-même ». « Dieu a fait ce qui n’existe pas. Moi aussi », disait Picasso. Et sa muse Dora Maar rapportera qu’il s’écriait parfois « Je suis Dieu, je suis Dieu ! »

Note 1 : Il semble bien que cet étrange propos d'Apollinaire doive être rapporté à l'idée de quatrième dimensions qui était alors en vogue, et notamment au mathématicien Charles Howard Hinton qui envisageait, contrairement aux mathématicien Jouffret et Poincaré, la possibilité d'une transformation réelle de notre perception sur la base des calculs prétendant établir l'existence de cette quatrième dimension —d'où la prédiction d'Apollinaire que la vision des peintres cubistes sur les êtres et les choses de leur temps serait perçue comme conforme à la réalité par les générations à venir. Mais, cent ans après cette prédication téméraire, force est de constater que personne ne se représente  les hommes et les femmes d'alors comme ceux des portraits cubistes de Picasso. Si nous avons un doute, "il suffit", pour parler comme Apollinaire, "de jeter les yeux sur les photographies de l'époque".

                                            T.G. 

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  Les sauces auxquelles les critiques accommodent le cubisme depuis un demi-siècle constituent l’une des manifestations les plus extraordinaires de la perversion idéologique que peut engendrer la mode. Extraordinaire, parce que, en aucun autre domaine des activités humaines, on n’a vu quelques-uns des esprits les plus distingués de ce temps et surtout de ceux qu’on appelle, par manie pseudo-scientifique, des « spécialistes » proférer des jugements aussi contradictoires et en des termes aussi creux, toujours en termes hagiographiques, témoignant d’une constance dans l’extase qui eût empli d’envie sainte Thérese d’Avila. Aucun n’est d’accord avec l’autre, mais ils s’accordent tous à reconnaître, pourtant, que le cubisme fut quelque chose de formidable. Aucun toutefois, n’est capable de dire pourquoi. (Gerald Messadié. La Messe de Saint Picasso. Ed. Robert Laffont, 1989)

Juan Gris, Nature morte au plat de fruits et à la mandoline, 1919, 92 × 65 cm).

Juan Gris, Nature morte au plat de fruits et à la mandoline, 1919, 92 × 65 cm).

             INTRODUCTION

  Qu’est-ce que le Cubisme ?

  Le mot Cubisme est d’abord un de ces mots conventionnels et  paresseux dont le sens est ailleurs qu’en eux-mêmes, que l’on démêle avec beaucoup de peine, et qui ne contribue pas à éclaircir la discussion.

 Si quelques peintres de l’école dite cubiste ont, en effet, donné aux objets une apparence cubique, beaucoup d’autres qu’on a, avec une veulerie remarquable, baptisé aussi cubistes, n’ont jamais peint de cubes.

 Enfin, ce mot à sens faux vient, au surplus, d’une plaisanterie et, selon Apollinaire, « fut donné par dérision en automne 1908, par Henri Matisse qui venait de voir un tableau représentant des maisons dont l’apparence cubique le frappa vivement. »

 Cubisme est donc un mot tout à fait absurde dont on est néanmoins forcé de se servir puisqu’il n’y en a pas d’autres pour désigner particulièrement une certaine école de peinture révolutionnaire du commencement de ce siècle.

 Bref, si l’on veut entrer dans la compréhension du sujet, il faut s’habituer à cette gymnastique que le contenu du cubisme est autre chose que des cubes, à savoir une révolution dans la conception de l’esthétique des arts plastiques.

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Louis Marcoussis. Le Bar du port, huile sur toile, (1913).

Louis Marcoussis. Le Bar du port, huile sur toile, (1913).

 A la fin tu es las de ce monde actuel  (1)

                                                                                      —  I —

  On voit d’excellentes causes en soi que leurs adeptes les plus ardents sont pourtant incapables de bien défendre théoriquement : cela signifie qu’on peut croire à une chose vraie par seule intuition sans pouvoir l’expliquer. Par contre, une chose fausse soutenue spécieusement offre l’apparence de la vérité.

  Il s’agit donc de ne pas confondre une vérité mal exprimée et une erreur pure et simple.

 De même que la vérité subjugue par son éclat sans qu’on soit toujours à même de la démontrer, il arrive que l’erreur séduise par ses ivresses flatteuses et faciles, et il n’importe pas moins de discerner la vérité prônée par d’inhabiles avocats que de dépister l’erreur présentée par de brillants apologistes.

  Mais puisque nous savons d’autre part qu’une idée fausse peut obtenir des succès grâce à de brillants apologistes, il s’agit enfin de savoir si le Cubisme est une idée vraie mal défendue ou une idée fausse défendue brillamment.

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(1)    « A la fin tu es las de ce monde ancien » Guillaume Apollinaire (Alcools)

                                                                                     — II —

  Le manque d’arguments solides des Cubistes et de leurs amis étant un fait remarquable, on est forcé de supposer qu’il leur a fallu des motifs suffisamment forts pour arriver à croire.

  Quand nous disons, en effet, qu’ils manquent d’arguments solides, nous entendons qu’ils  ne fournissent pas du Cubisme l’explication rationnelle susceptible de convaincre tout esprit intelligent et impartial, mais non pas qu’ils manquent de motifs pour s’y être engagés.

  On observe que les apologistes du Cubisme comptent des esprits très brillants, très talentueux dont le prestige d’intelligence a pesé fortement dans la balance des convictions, et que beaucoup de gens leur ont fait confiance jusques et y compris sur les points qui leur paraissaient obscurs.

  Ainsi, tel qui montrait des qualités de poète s’est vu, en plus de ces qualités évidentes, accorder des qualités qui ne l’étaient pas, à savoir des qualités de guide artistique et de prophète de l’art.

  Il n’est pas douteux, par exemple, qu’un Guillaume Apollinaire, poète de grand talent, ne soit le principal inspirateur du Cubisme (1), sans pour cela que les gens entraînés dans son sillage aient compris ses préceptes, lesquels sont peu clairs et surtout affirmatifs.

  On a donc applaudi au Cubisme par l’admiration éprouvée pour un poète aux idées duquel on faisait confiance au-delà de ce qu’on y comprenait. De plus, il n’est pas exclu que l’incompréhension même n’ait été pour beaucoup un facteur de respect, par l’effet de ce phénomène psychologique qui veut qu’on s’incline devant ce qu’on ne comprend pas.

  Il y a, enfin, un facteur ni philosophique ni métaphysique ni plastique qui a, pourtant, beaucoup aidé à la réussite pratique du Cubisme : c’est un facteur d’ordre psychologique en ce que le Cubisme est une position révolutionnaire. La contradiction en art étant permise, le Cubisme fut un drapeau adopté souvent par des personnes craignant de se rebeller ouvertement contre un individu, un milieu social ou familial et désireuses néanmoins de donner un signe d’indépendance, d’originalité ou de mauvaise humeur. Il fut adopté aussi par des personnes extrêmement conformistes ressentant un besoin de secouer les disciplines habituelles, un peu comme les sociétés les mieux ordonnées ressentent la nécessité périodique de la détente anarchique du carnaval.

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 (1) Guillaume Apollinaire : Les Peintres cubistes (Méditations esthétiques)

                                                                                       —  III —

  Il y a loin de ceux qui ont applaudi au Cubisme, comme on applaudit à un spectacle nouveau, à ceux qui en ont fait. Il a fallu aux  principaux d’entre eux, c’est-à-dire à ceux qui ont proprement créé l’école de peinture cubiste, assimiler les préceptes suggérés par Apollinaire, en saisir tout au moins l’essentiel, sans quoi ils n’auraient pas pu se donner à eux-mêmes la certitude qu’ils faisaient une œuvre.

  Bien qu’Apollinaire ait été l’animateur du Cubisme, il n’en est pas l’inventeur, en ce sens que les idées qu’il a mises en préceptes étaient dans l’air et constituaient un courant important : l’italien Marinetti, vers 1910, lance en Italie le Futurisme qui s’apparente au Cubisme par le fond des idées.

  Quelles sont ces idées ?

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                                                                                          — IV —

  Tant que l’on considérera l’art comme une forme de culte à la nature, il est évident qu’on ne comprendra rien aux œuvres cubistes.

  Il faut bien voir en face que la révolution cubiste, dissimulée par un nom bizarre,  avant d’être une révolution esthétique,  est  une révolution religieuse.

  L’idée essentielle d’Apollinaire, exprimée dans son petit livre « Les peintres cubistes », est la nécessité de la destruction de la notion d’un Dieu créateur remplacée par la notion que chaque homme est Dieu lui-même, dans la mesure où il prend conscience de sa divinité, et qu’en conséquence, les hommes n’ont aucune raison pour vouer un culte à la nature, qui n’est alors qu’un aspect minuscule, passager et périssable de l’univers.

  Nous ne pouvons ignorer qu’Apollinaire a laissé une réputation de mystificateur à laquelle lui-même a volontairement contribué puisqu’il s’intitulait volontiers « professionnel de la mystification ». Il ne s’ensuit pas qu’il n’y ait eu place dans son esprit que pour la mystification ; les conceptions qu’il exprime dans « les peintres cubistes » sont certainement sérieuses et c’est comme telles que nous les examinerons dans le but de nous assurer non pas de leur sincérité, dont nous ne doutons pas, mais de leur validité, et pour tout dire, enfin, de nous assurer si elles sont des idées sincères et fausses brillamment exprimées ou des idées justes insuffisamment démontrées.

  L’éventualité d’une révolution qui effraie les sens à cause des bouleversements violents qu’elle entraîne ne choque pourtant pas l’esprit, comme le ferait, par exemple, un appel à la révolution lorsque la nécessité de la révolution n’est pas en même temps mise en évidence. C’est pourquoi les conceptions de Guillaume Apollinaire ne doivent pas être examinées relativement à leur caractère révolutionnaire mais relativement à ce qu’elles offrent de valable à l’esprit.

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                                                                                             — V —

  L’idéologie cubiste est entièrement contenue dans le livre d’Apollinaire « Les peintres cubistes » ; il est donc suffisant de prendre connaissance de ce petit livre(1) pour se faire une idée complète des buts du cubisme, pour l’agréer ou le rejeter, selon qu’on le  juge ou non convainquant, et il est inutile de chercher ailleurs une doctrine plus approfondie, on ne la trouverait pas.

  La grande préoccupation d’Apollinaire, c’est de voir, ainsi qu’il le dit, « la nature terrassée ». Il juge le culte de la nature comme le seul obstacle à la possession de ce qu’il nomme la « pureté ». Cette haine exorbitante contre la nature mérite une grande attention dans l’argument d’ordre métaphysique sur lequel elle s’appuie : aux formes terrestres il oppose, en effet, « la grandeur des formes métaphysiques », ce qui est peu clair, car à des choses déterminées il compare des choses qui ne le sont pas.

  Il faut, certes, admettre que l’adoration pour la nature est parfois matérialiste à l’excès relativement à notre pressentiment de la beauté éternelle et infinie. Mais il n’y a pas moins excès de prétendre à trop de perfection. Aussi fortement que l’on pressente la beauté infinie et le mystère de la pureté absolue, il ne dépend pas de nous de n’être pas des créatures terrestres sensibles à des formes terrestres. Viser à la pureté absolue quand on est soi-même une créature impure, et par des moyens eux-mêmes impurs, n’est sans doute qu’une façon d’atteindre le dérisoire par le contraste qu’on offre entre l’énorme distance du but visé et la faiblesse des moyens dont on dispose pour l’atteindre.

  La difficulté de la position d’Apollinaire est que la suppression du culte de la nature n’empêche pas cette nature d’exister, et n’empêche pas que nous en fassions partie. Le véritable obstacle à ce que nous, créatures de la nature, possédions l’absolu, n’est donc pas le culte de la nature, mais la nature elle-même.

  Malgré qu’on en ait, il nous faut reconnaître nos limites et le mystère  des choses. Apollinaire dit, comme si le mystère était notre  invention, qu’ « on s’accoutume vite à l’esclavage du mystère ». Notre esclavage du mystère n’est qu’une résignation raisonnable devant ce qui nous dépasse. Le mystère n’est pas, comme beaucoup le croient naïvement, inventé par les prêtres pour maintenir notre esprit dans une ignorance propice à son assujettissement par l’Eglise, mais il existe spontanément. Si l’on perçait certaines énigmes, certaines fables, appelées mystères pour les besoins de la cause, il resterait encore le vrai mystère, maître de notre destin et de tout ici-bas.

  Ce mystère veut que ce qu’on appelle erreur soit un phénomène proprement humain, l’erreur étant définie comme une action ayant des conséquences contraires, en fin de compte, au bonheur humain.

  Pour notre malheur, le propre des erreurs est de vivre, de marcher, de construire, de séduire, de ressembler à la vérité pendant longtemps avant qu’on s’aperçoive que ce sont des erreurs, et d’engendrer  ainsi des illusions tenaces, des réseaux, des enchaînements d’erreurs vivaces, puissantes et organisées dont les issues sont fatales, violentes et catastrophiques.

  Certaines adorations de la nature d’ordre scientifique, par exemple, ne sont évidemment qu’une forme de l’adoration de soi-même et du désir d’asservissement du monde à soi-même. La nature, en paraissant livrer ses secrets, tend souvent des pièges effroyables, et il n’y a de différence que dans les mots entre le prétendu amour pour la nature — amour qui dévaste, saccage — de certains, et la frénésie des autres à la « terrasser ».

  Manifestement, la nature se venge aussi cruellement de ceux qui l’aiment d’une curiosité cupide et insatiable que de ceux qui la méprisent. Si l’on pense, avec quelque apparence de raison, que la nature, aussi grande qu’elle soit, n’est pas l’absolu, il faut aussi penser que nous, créatures de la nature, ne pouvons considérer l’absolu qu’à travers la nature en remontant à son créateur.

  On en doit conclure que, non seulement l’admiration de la nature est article de foi, mais encore qu’il n’ y a pas d’autre chemin qui puisse mener vers l’absolu.

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                                                                                       —  VI —

  L’idée maîtresse d’Apollinaire étant que le culte de la nature est le seul obstacle qui s’oppose à la conquête de l’absolu, il s’ensuit que s’il est évident que le véritable obstacle à la conquête de l’absolu n’est pas le culte de la nature, sa théorie se trouve infirmée. Ses anathèmes à la nature, pour éloquents qu’ils soient, ne nous donnent ni le pouvoir de nous en passer, ni de ne pas en être. Il étale un immense mépris pour les choses mortelles en ce qu’elles sont dérisoires devant l’éternité : « en-deçà de l’éternité », écrit-il, « dansent les mortelles formes de l’amour et le nom de nature résume leur maudite discipline ». Son mépris, qui est une surenchère des Pères de l’Eglise, va au-delà du vrai, car l’importance des formes mortelles n’est contestable que dans la mesure où elle se veut la première.

  Mais il y a chez Apollinaire une tendance encore plus dangereuse  que l’idolâtrie : c’est la tendance à la divinisation spirituelle de l’homme, tendance qui  ne veut pas  tenir compte de l’animalité de la créature humaine. Notre Pascal, qui n’était pourtant pas un matérialiste, a dit : « … qui veut faire l’ange fait la bête »(1), indiquant par-là que l’homme se trompe grossièrement en oubliant qu’il est un animal.

  Il y a chez l’homme une tendance fatale maintes fois dénoncée par les moralistes : c’est d’ignorer, d’excuser toujours ses propres défauts ou d’en rejeter la responsabilité sur autrui. Il y a une autre tendance plus fatale encore parce qu’active, et qui est pour ainsi dire l’élément positif de la précédente. Cette tendance,  encore plus que de surestimer son intelligence et son pouvoir, est de ne pas admettre la possibilité d’une intelligence supérieure à la sienne, et de tomber finalement dans la croyance à sa propre divinité, croyance qui implique nécessairement le renversement de ce qui est : c’est là  une espèce de racisme illusoire.

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(1)    Pascal (Pensées, section VI)

                                                                                        — VII —

  On ne peut nier qu’Apollinaire ne montre cette tendance : « Nous avons des droits sur les paroles qui forment et défont l’univers », dit-il en parlant des poètes. De plus, il y incite aussi les artistes notamment dans la phrase suivante : « le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité ». Et dans cette autre : « chaque divinité crée à son image ; ainsi des peintres ».

  Apollinaire pense donc que non seulement l’orgueil poussé à l’extrême n’est pas une faute, mais encore qu’il est indispensable à l’homme pour se débarrasser des préjugés et parvenir à la plénitude de son génie. Comme il a constaté le même penchant chez beaucoup d’êtres humains, il cherche à en devenir l’accoucheur en le traduisant en principes énoncés, et à grouper en école les individus épars.

  Pariant pour l’orgueil des hommes en général, il n’y avait aucune raison pour que des artistes n’aient pas été séduits par son appel. Il donne cette définition arbitraire des artistes, qui pourrait être aussi bien définition des hommes orgueilleux : « avant tout, les artistes sont des hommes qui veulent devenir inhumains », c’est-à-dire plus et autres qu’humains.

  Selon cette définition, l’artiste qui ne se voit pas comme une divinité n’est donc pas un véritable artiste.

  Il était impossible qu’une telle définition de l’artiste ne récoltât de nombreuses adhésions : si la première condition requise pour être un véritable artiste est de se sentir une divinité, il y en a peu qui  ne consentent à une si brillante et si peu coûteuse acquisition. La définition a, de plus, cet avantage qu’elle met en mauvaise posture les artistes qui refusent de se placer si haut : ils ont contre eux la modestie de la place qu’ils s’assignent eux-mêmes, la faiblesse de leur petit nombre (les vrais modestes sont toujours rares) et enfin, le mépris  dont les abreuves ces nouvelles et nombreuses divinités.

  Bref, le moyen de persuasion capital d’Apollinaire étant de cultiver chez les hommes l’admiration de soi-même, il était inévitable que ces appels tendissent à juger légitime tout ce qui  met obstacle aux contraintes et aux disciplines. Chacune de ses réflexions étant un postulat à la divinité en faveur de gens jusque-là modestes par force, contient obligatoirement un appel à la rébellion.

  On comprend que ces idées appliquées  à l’art de la peinture aient suscité des œuvres telles que le Cubisme en a conçu. Les tableaux cubistes sont le reflet fidèle des suggestions d’Apollinaire : rupture avec le respect de la nature, rupture avec la peinture ancienne et de tous les temps, déformation sans borne, non-figuratisme, etc.

  D’où l’on doit conclure que le Cubisme se définit comme la peinture d’un être qui se place lui-même, et avant toute chose, sur le plan de la divinité.

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                                                                                        — VIII —

  Que Guillaume Apollinaire est voulu cela, c’est l’évidence même, et il est logique qu’il loue avec enthousiasme les artistes qui l’ont écouté.

  Mais notre dessein est d’examiner si ces raisons de le vouloir sont valables.

  Nous venons de vérifier que ses raisons métaphysiques de mépriser la nature sont insoutenables puisqu’il ne convient pas à l’homme de mépriser l’homme, puisque ses volontés, ses actions, ses adhésions, ses refus, et jusqu’à sa hantise de s’élever à l’ « inhumain », tout cela se situe, bon gré mal gré, dans la hiérarchie humaine, et s’incorpore à cette nature dont on voulait faire table rase.

  Mais, outre les arguments métaphysiques, Apollinaire donne des arguments plastiques qui s’efforcent de justifier le Cubisme négativement, en ce sens  qu’il vise plus à discréditer les conceptions anciennes de l’art de la peinture qu’à s’expliquer sur la nouvelle. Ces arguments veulent montrer que l’amour pour la nature a empêché les conceptions picturales antérieures au Cubisme d’atteindre l’idéal plastique, mais ne nous éclairent en rien sur cet idéal plastique lui-même : ils disent bien en quoi il ne consiste pas ; ils ne disent pas en quoi il consiste.

  Les aphorismes d’Apollinaire ont beaucoup servi aux Cubistes et à leurs amis pour se débarrasser cavalièrement des plus habituelles objections qu’on leur fait.

  Par exemple, quand on adresse à un tableau cubiste le reproche qu’on ne voit pas ce qu’il représente, les défenseurs du Cubisme s’empressent de répliquer par un aphorisme d’Apollinaire : « Les photographes seuls fabriquent la reproduction de la nature. » Cet aphorisme ne s’appuie pourtant sur rien de solide ni d’exact.  La photographie étant très postérieure à la peinture, il faut, ou bien déclarer que le vrai problème de la peinture n’a été posé qu’à partir de la photographie, laquelle aurait fait comprendre que l’art est autre chose que l’imitation de la nature, ou bien reconnaître qu’avant la photographie il y avait des artistes qui imitaient la nature et dont les œuvres n’ont pas été néanmoins rendues caduques  par l’apparition de la photographie, auquel cas l’artiste imitant la nature et le photographe sont des personnages distincts. Apollinaire, finalement, se range implicitement à cette dernière opinion, ce qui est prudent pour un révolutionnaire mais rend son argumentation incohérente : « Cet art de la peinture pure », écrit-il, « s’il parvient à se dégager de l’ancienne peinture, ne causera pas nécessairement la disparition de celle-ci… » Quelle que soit la cause de cette contradiction d’ Apollinaire, défaillance pure de logique, ou déférence envers les négociants en art ancien, elle n’en doit pas moins être retenue en ce qu’elle reconnait que les œuvres d’art produites sous le règne de l’imitation de la nature ne perdent pas leur valeur du fait de l’apparition de la peinture « pure ».

  Quant à la photographie, avec son œil artificiel qui interprète la nature avec beaucoup d’imperfections (valeurs, plans, perspective, matière, et enfin couleurs), elle ne peut prétendre prendre place à côté des œuvres exécutées par les artistes imitant la nature.

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                                                                                       —  IX —

   Apollinaire propose un autre argument contre la conception picturale ancienne.

  Il s’adresse, cette fois, à l’amateur de peinture pour lui faire observer la futilité et l’absurdité du plaisir qu’on cherche dans l’imitation de la nature, et l’amener à comprendre que le véritable attrait d’un tableau est ailleurs : « on demande désormais à l’amateur d’y trouver (dans le tableau) un autre plaisir que celui que peut lui procurer aussi bien le spectacle des choses naturelles. »

  Pour appuyer d’une grande autorité la condamnation de l’imitation de la nature, les théoriciens de la nouvelle école picturale ont souvent invoqué la célèbre réflexion de Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on admire point les originaux » (1). Il eut fallu invoquer aussi l’Ecclésiaste qui disait que tout est vanité, et on eut compris alors que, de ce point de vue, tous les arts sont vains, quels qu’ils soient. Platon, du haut de sa philosophie sublime, bannissait les poètes de sa République (2), et le même Pascal déclarait également « inutile » la géométrie (3). Les partisans d’une nouvelle école artistique, n’ayant pas renoncé aux arts, ne peuvent pas raisonnablement invoquer l’opinion de quelqu’un qui professe que tous les arts et les sciences sont vains.

  Mais si nous adoptons l’idée d’une civilisation qui contient les arts, la question est de savoir si le plaisir qu’on cherche dans l’imitation de la nature en peinture est semblable ou non au plaisir que peut procurer le spectacle des choses naturelles.

  Nous ne pensons pas, quant à nous, que ce plaisir soit semblable.

 On doit faire de l’art exactement comme on cherche à s’améliorer, c’est-à-dire à comprendre les grandes choses et non pour entrer en compétition avec la nature, avec Dieu.

  L’intérêt qu’offre, pour l’humanité, l’homme qui se rapproche par quelque côté des grandes leçons de la nature, en l’occurrence l’artiste, n’est rien d’autre que l’intérêt qu’offre un pasteur dans son domaine. L’artiste n’est que le pasteur des arts. La joie qu’apporte son œuvre est celle que donne la confiance dans les connaissances d’un homme.

   Deux choses rendent l’objet d’art inhabituel, singulier, passionnant : il est statique, d’une part, et il est composé, d’autre part, de matières autres que celles des objets naturels. Alors que les objets naturels remuent ou changent d’aspect, l’objet d’art, immobile et toujours semblable à lui-même, est spécialement conçu pour s’offrir à notre besoin contemplatif. De plus, fabriqué dans une matière différente de l’objet imité, il pose le problème de la matière maîtrisée, modelée par l’homme, problème où s’évalue exactement l’effort extraordinaire d’une main exceptionnellement habile conduite par un œil et un esprit pénétrants.

 Ces deux conditions qui suffisent à rendre l’objet d’art unique n’impliquent donc nullement la déformation de l’objet réel, au contraire, c’est le respect à cet objet qui donne à l’œuvre d’art sa signification, son importance et qui en fait un admirable instrument à mesurer  la valeur de l’observation humaine.

   Pouvoir offrir aux hommes le livre de la nature pour leur joie et la culture de leur esprit, tel est le privilège de l’artiste, à condition que son livre ne soit pas mensonger.

  D’autre part, tout grand peintre ayant un tempérament, des qualités et des défauts qui lui sont propres, aborde la nature sous un angle qui lui est personnel, s’attache à certains de ses aspects plutôt qu’à d’autres, s’exprime par la technique qui lui convient le mieux.  Il découle de ce fait que deux ouvrages de peinture imitant très fidèlement la nature, mais d’auteurs différents, peuvent offrir néanmoins des différences capitales, comme le feraient des lignes écrites à la main par différents scribes qui copieraient  chacun la même page d’un livre et ne se distingueraient que par la calligraphie personnelle de leur écriture.   

  Apollinaire le dit involontairement en se proposant de prouver tout autre chose (l’éloquence artistique du trait abstrait), par l’histoire qu’il conte d’Apelle et de Protogène, les deux célèbres peintres grecs, qu’on distinguait rien que par leur façon subtile de tracer un trait : il reconnaît par là qu’en dessin, en peinture ce sont bien des différences infinitésimales qui constituent les différences décisives et non, par conséquent, les différences voyantes des déformations ou des formes jamais vues.

  Or, la copie de la nature, par la variété des formes, des modelés, des couleurs, des éclairages étant l’exercice qui exige en même temps le plus de subtilité, de force et de profondeur et de maîtrise de soi, est obligatoirement celui qui permet le mieux à un artiste de montrer sa force et son originalité.

  Il s’ensuit que l’imitation de la nature étant le genre de peinture qui met le mieux en lumière les qualités des différents génies des artistes, procure une sorte de plaisir que ne procure pas, contrairement à ce que dit Apollinaire, le spectacle des choses naturelles.

  Enfin, l’imitation de la nature est une des formes de la recherche de la vérité, et la recherche de la vérité n’est pas une chose négligeable.

                                                                                          *******

(1) Pascal (Pensées-section II)

(2) Platon (Les Lois)

(3) Pascal (Opuscules : Lettres à Fermat)

                                                                                         —  X — 

  L’infériorité et l’inutilité de la peinture d’imitation de la nature ne sont pas évidentes.

  Apollinaire démontre-t-il la supériorité de la peinture de non-imitation, c’est-à-dire la supériorité du Cubisme ?

  Il nous faut écarter les termes vagues de « pureté », « unité », « vérité », avancée par Apollinaire. Retenons, au contraire, le terme de « construction impaire », qui semble viser à la précision. Encore qu’il ne nous dise pas à quelles lois obéit cette construction impaire, la formule a ceci de précis qu’elle désigne une œuvre indivisible. Malheureusement, la précision du terme n’est qu’apparente, car, ne portant pas sur l’essentiel, elle ne définit rien. En réalité, cette « construction impaire » n’est en définitive que l’unité, précédemment proposée comme criterium, et non définie en ce qu’on ne sait pas de quelle unité il s’agit.

  L’unité, en effet, n’est pas une vertu en soi mais seulement dans la mesure où elle est l’unité d’une belle chose. Par exemple, l’unité dans l’absence de beauté n’est pas une beauté. Il s’ensuit qu’il ne peut y avoir de plaisir résultant de la seule construction impaire, et que l’unité ne peut apporter par elle-même d’élément artistique, et enfin, que si l’unité dans la beauté est préférable à des fragments de beauté, ces mêmes fragments de beauté sont supérieurs à l’unité dans l’absence de beauté.

  En conséquence de quoi, l’unité n’est rien, la beauté est tout.

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                                                                                           — XI —

  Si l’on admet que, de toutes façons, quelque opinion qu’on ait sur l’art, et quel que soit le sens qu’on donne au mot beauté, les recherches de l’art doivent aboutir à la beauté, il faut admettre aussi que le problème de la beauté commande tous les autres et, enfin de compte, pour Apollinaire comme pour tout le monde que c’est la beauté qui fait les chefs-d’œuvre et non autre chose.

  Or, si nous cherchons dans « Les Peintres cubistes » d’Apollinaire, l’endroit où il identifie la beauté, nous ne le trouvons pas parce qu’il n’y est pas.

  Par contre, nous trouvons un passage où, fidèle à sa méthode négative, Apollinaire s’efforce de détruire la notion de la beauté traditionnelle en définissant celle-ci comme un monstre périssable : « ce monstre de la beauté n’est pas éternel », écrit-il.

  Nier la beauté ancienne ne résout pas pour autant le problème de la nouvelle. En condamnant ce que les hommes ont  nommé « beauté », Apollinaire ne condamne que ce que les hommes ont pensé jusqu’ici de la beauté et non le principe de la beauté, c’est-à-dire l’expression supérieure des choses, et s’il condamnait la beauté jusque dans ses possibilité de devenir, il lui faudrait condamner le Cubisme lui-même.

  La beauté n’étant rejetée par Apollinaire que dans sa forme ancienne et non dans sa nouvelle, celle-ci devra montrer sur quoi elle s’appuie, comme celle-là le montrait.

  L’ancienne forme de beauté offerte par la nature est jugée par Apollinaire un « monstre » qui « n’est pas éternel », se recommande pourtant d’un de nos instincts primordiaux, à savoir : l’instinct visuel, père des arts plastiques, émanant de l’œil, forme naturelle, terrestre et périssable. Par contre, la beauté nouvelle souhaitée (quoique non définie par Apollinaire), réalisable par le Cubisme, contredit l’instinct visuel, lequel en s’insurgeant contre les formes naturelles s’oppose à l’instinct visuel.

  Il s’ensuit qu’Apollinaire qui condamne une forme de beauté définie s’appuyant sur un instinct plastique primordial, préconise une beauté nouvelle qu’il ne définit pas et qui s’oppose à un instinct plastique primordial.

                                                                                        *******

                                                                                       — XII —

  Le mouvement s’insurgeant contre les membres, le goût s’insurgeant contre le palais, la voix s’insurgeant contre le larynx, la pensée s’insurgeant contre le cerveau, donnent une image du Cubisme qui emploie l’œil à des travaux contredisant le système visuel.

  Le Cubisme qui, reniant la beauté des choses naturelles, tout en exécutant des travaux conçus par l’œil et appréciables par l’œil, tombe dans une contradiction qui porte la condamnation de ses propres travaux.

  Nécessairement, le Cubisme, ne procédant pas de l’instinct visuel, ne se trouve installé dans le domaine plastique que par un paradoxe.

  Il reste donc à trouver l’instinct dont le Cubisme procède essentiellement.

  Au début de cette étude, nous avons noté que les moyens majeurs de persuader d’Apollinaire étaient de flatter le sentiment d’admiration des hommes pour eux-mêmes.

  L’admiration de soi-même compte parmi  les instincts. Comme tous les instincts, il contient un fond de vérité : relativement à sa petitesse et à sa faiblesse, il paraît évident que l’homme fait des choses admirables et singulières, que lui seul peut faire.

  Comme tous les instincts encore, l’admiration de l’homme pour lui-même est sujette à se dévoyer. De l’amour-propre légitime, c’est-à-dire de la conscience de la grandeur de l’homme et du désir d’en être digne, on peut glisser à la conviction que rien, dans l’univers, n’est au-dessus de l’homme, que, de plus, parmi les hommes, on appartient à la catégorie la plus relevée. C’est manifestement la position d’Apollinaire qui écrit : « poètes, nous avons des droits sur les paroles qui forment et défont l’univers. »  Chez lui, l’amour-propre tourne à cette sorte d’orgueil virulent qui provoque normalement l’altération ou le déséquilibre d’un certain nombre de facultés.

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                                                                                        —  XIII —

  Si l’on admet qu’un orgueil virulent provoque normalement l’altération ou le déséquilibre de certaines facultés, il est permis de penser qu’Apollinaire ne jugeait pas intégralement de toutes choses, de nombreuses pensées de lui indiquant l’empire de cet orgueil virulent sur son esprit.

  Avec l’amour-propre, d’autres instincts pouvaient encore se trouver perturbés chez lui.

   L’instinct visuel, père des arts plastiques, était-il intact chez Apollinaire ?

  Nous avons dû conclure qu’il y a antinomie entre le Cubisme et l’instinct visuel parce que celui-ci, émanant de l’œil, forme naturelle, ne peut agréer une vision conventionnelle qui pose pour principe de renier les formes naturelles.

  Si l’instinct visuel chez Apollinaire avait eu quelque force, il se serait donc opposé au Cubisme : puisqu’il n’a gêné en rien son éclosion ni son développement, il était évidemment faible.

  Parmi les facultés que l’orgueil virulent a déséquilibrées ou altérées chez Apollinaire, il faut vraisemblablement compter l’instinct visuel.

  La même sorte d’orgueil virulent recherché et cultivé par Apollinaire en ceux qu’il jugeait appelés à devenir des adeptes du Cubisme, devait logiquement être accompagnée de la même faiblesse de l’instinct visuel chez ceux qui ont répondu à son appel.

  Il s’ensuit que, d’une façon générale, les Cubistes doivent se caractériser par une faiblesse de l’instinct visuel qui les empêche d’être choqués par les absurdités qu’ils introduisent dans les formes naturelles, ou même par la suppression de celles-ci, de même qu’une faiblesse de pensée empêche d’être choqué par l’absurdité d’un raisonnement.

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                                                                                       —  XIV —

  Si, d’accord avec le fait que les psychologues ont toujours observé, nous reconnaissons que l’orgueil poussé à l’extrême provoque normalement l’altération ou le déséquilibre d’un certain nombre de facultés, l’on conçoit que  le jugement en différentes matières en puisse être altéré ou déséquilibré, et qu’on voit mal ou point des choses qui sont, ou qu’on croit voir des choses qui ne sont pas.

  Le postulat à la divinité, c’est-à-dire l’orgueil illimité, étant la caractéristique des Cubistes, on comprend qu’ils aient un jugement propre à mal voir, ou à ne pas voir ce qui est, et, enfin, à croire voir ce qui n’est pas.

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                                                                                         — XV —

   Nous savions que les Cubistes n’ont de rôle plastique que paradoxalement, parce que leur conception contredit l’instinct visuel, lequel est le père des arts plastiques.

  Nous avons donc voulu chercher par quel autre instinct que l’instinct visuel les Cubistes étaient dirigés, et en conséquence quel rôle réel ils ont joué.

  Nous avons trouvé chez eux l’omnipotence de l’instinct de l’admiration de soi-même. Or, l’esprit humain étant fait de la coexistence de plusieurs instincts, il importe de savoir de quelle façon l’omnipotence de l’un peut s’accommoder de la compagnie des autres.

  Pour se faire une idée du juste équilibre des instincts, on doit s’assurer si les instincts sont égaux entre eux ou s’il y a une hiérarchie des instincts.

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                                                                                          — XVI —

  Tous les sentiments humains sans exception ayant leur source dans l’instinct, il n’est aucun problème qu’on puisse envisager sans considérer d’abord les instincts : ce besoin de considérer d’abord les instincts est un instinct lui-même qui est un besoin de la vérité.

  Puisqu’il est universellement reconnu qu’il existe des penchants nobles et des bas penchants, il s’ensuit qu’on reconnaît universellement l’existence d’une hiérarchie des instincts.

  On observe, en effet, différents instincts. On distingue les instincts commandeurs, dans la privation absolue desquels les autres, qu’on peut appeler instincts subordonnés, ne sont pas viables.

  Il faut placer, par exemple, parmi les instincts commandeurs de l’ordre moral : la sagesse, le bon sens. Un manque d’instinct visuel, en effet, nous dissimule partiellement ou complètement l’aspect physique des choses ; un manque d’équilibre nous fait tomber ; et, dans l’ordre moral, un manque de bon sens nous pousse dans une fausse conviction.

  Les instincts commandeurs ne faillissent jamais par exagération puisque leur qualité propre est de nous éviter de glisser au-delà ou en-deçà du vrai. On n’est jamais trop clair, on n’est jamais trop équilibré, on n’a jamais trop de bon sens.

  Par contre, les instincts subordonnés se reconnaissent en ce qu’ils sont sujets  aux exagérations, soit dans le plus soit dans le moins : on peut être trop vif ou trop mou, froid ou emporté, indifférent ou trop passionné, timide ou téméraire, veule ou opiniâtre, avare ou prodigue.

  Selon ces données, il semble qu’il faille placer parmi les instincts subordonnés l’instinct de l’admiration de soi-même qui, lorsqu’elle se déséquilibre, perd la lucidité du jugement par nonchalance, et, lorsqu’elle s’enfle, perd la lucidité du jugement par excès d’assurance.

  Y a-t-il  inflation de l’admiration de soi–même lorsqu’Apollinaire écrit : « Nous avons des droits aux paroles qui forment et défont l’univers », Pousse-t-il les artistes à l’inflation de l’admiration de soi-même lorsqu’il leur dit : « Le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité » ?

  Si oui, les œuvres des gens qui adoptent ces principes doivent fatalement souffrir d’un manque de lucidité.

  Si oui, le rôle des Cubistes fut pratiquement d’apporter dans la conception de l’art de la peinture, et de l’art en général, un manque de lucidité proportionné à l’inflation de leur admiration pour eux-mêmes.

  Si oui, le Cubisme est  une idée fausse.

  Si le Cubisme est une idée fausse, sa réussite matérielle assez considérable et assez longue oblige de conclure qu’il est une idée fausse soutenue avec habileté.

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                                                                                QUELQUES NOMS

  L’ouvrage de Guillaume Apollinaire, Les peintres Cubistes, porte un sous-titre, Méditations esthétiques, lequel désigne la substance même du livre, la doctrine. Ces méditations sont suivies d’une étude apologétique des principaux artistes qui s’étaient ralliés au Cubisme. Il n’y a pas nécessité de reprendre à propos de chacun de ces artistes les arguments précédemment présentés sur le Cubisme en général, et qui s’appliquent automatiquement à chacun d’eux.

  Il n’est pourtant pas inutile de citer leurs noms, dont certains, bien que connus, ne sont pas toujours, comme il serait juste, identifiés au Cubisme, parce que les gens ne voient pas de cubes dans leurs œuvres, ce qui, nous l’avons dit dans l’introduction, ne prouve rien, le Cubisme n’étant qu’une appellation accidentelle et inadéquate exigeant seulement une position révolutionnaire.

  Voici quelques noms que donne Apollinaire comme ceux des artistes se plaçant sous la bannière cubiste :

  Derain, Picasso, Braque, Metzinger, Gleizes, Delaunay,  Marie Laurencin, Le Fauconnier, Léger, Juan Gris, Picabia, Duchamp, Duchamp-Villon, Jacques Villon, Marcoussis, Henri-Matisse, Rouault, Raoul Dufy, Jean Puy, Van Dongen, etc. (1)

  Bien d’autres peintres, dont certains fort connus, ont été gagnés depuis aux théories d’Apollinaire. (Voir notamment à propos d'André Lhote l'article de Léon Gard : Le Nombre d'or est dans la nature, dans la rubrique : UN CRITÈRE IMPÉRATIF )

(1)    Apollinaire ne cite pas Vlaminck, du moins dans cet ouvrage. Pourtant, Vlaminck a bien appartenu un moment au groupe cubiste : ses tableaux entre 1910 et 1914 portent une trace évidente du Cubisme. Sa brouille grave avec Picasso et le groupe cubiste fait souvent oublier cette première empreinte.

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