PLURALITE DE L’EXACTITUDE EN PEINTURE

                                         Par Léon Gard

  Notre époque a vu prospérer la théorie selon laquelle l’art ne commencerait qu’à partir de l’inexactitude. Habituellement, si votre interlocuteur vous dit que ce que vous affirmez est inexact, vous êtes mécontent. En art, au contraire, ce serait, paraît-il, le comble de l’éloge : merveilleux ! C’est parfaitement inexact !

  Poser ainsi la question donne à croire que c’est facile d’être exact, et qu’en revanche, en cessant de l’être, on se montre savant. C’est là une façon de penser vicieuse : non seulement ce n’est pas facile d’être exact, mais c’est beaucoup plus difficile que de ne pas l’être. En réalité, l’exactitude exige des efforts prodigieux, et encore n’y arrive-t-on jamais très bien si l’on est insuffisamment doué, tandis qu’il est, par contre, à la portée du premier venu, d’être inexact. Certains artistes ont condamné l’exactitude sous prétexte que Bouguereau la recommandait : c’est de l’enfantillage. Quelle prétention a donc notre temps de vouloir faire continuellement des révolutions picturales ! Pourquoi faut-il qu’on oublie toujours que l’on doit peindre comme on sent, pour soi et non contre quelqu’un ? Peindre contre quelqu’un, c’est montrer qu’on ne trouve rien à dire en dehors de la contradiction. Quant à Bouguereau, il avait raison de recommander l’exactitude, mais il la mettait mal en pratique, et la preuve c’est que sa peinture n’est pas harmonieuse, tandis que la nature l’est toujours. Condamner l’exactitude, c’est prendre une position bien scabreuse, car c’est s’obliger à condamner en bloc toute la peinture passée, pour pouvoir louer à son aise quelques symbolistes ou quelques cubistes : c’est un luxe qui coûte trop cher. Toute œuvre humaine a sans doute le droit d’être arbitraire dans le sens qu’elle est un choix et un amalgame. On peut choisir d’être musicien, peintre ou écrivain ; et choisir encore le genre de musicien, de peintre ou d’écrivain qu’on veut être. Mais ce choix fait, on lui doit le respect : il faut, pour le moins, au musicien, une oreille exacte, au peintre, un œil exact, à l’écrivain une langue exacte, sinon pas d’art viable. Dans toute œuvre, même dite d’imagination, c’est la partie exacte qui décide de la qualité de l’œuvre. Le fantastique des scènes de Breughel ou de Bosch, est emprunté à la réalité chez les animaux, les malades, les fous, les monstres, etc.  Les anges sont également empruntés aux types réels dits « angéliques » et leurs ailes sont des ailes d’oiseaux, etc. Les plus grands caprices du peintre n’empêchent point que la perfection de son œuvre ne vienne de la perfection de ses parties exactes. Laissons dire les sectaires et les obstinés : l’exactitude sera toujours les bases solides de l’art. 

"L'homme au verre de vin" (musée du Louvre)
Dans ce chef-d'oeuvre d'un primitif anonyme, criant de vérité, on constate un souci de pureté de ligne, un soin amoureux du détail. En revanche, le problème de la luminosité n'est pas posé.

  Mais pour répondre à ceux qui croient que l’exactitude est l’aspect photographique (combien de fois faudra-t-il répéter que la photographie n’est pas exacte) soulignons qu’il y a cent façons d’être exact, car la nature offre à la fois toutes les sortes de phénomènes visuels, alors que l’art n’en peut exprimer que d’une sorte dans une même œuvre. Des aspects qui, dans la nature, sont confondus, s’excluent, en effet, dans une œuvre d’art. Par exemple, la pureté de ligne, le « fini » et le « lumineux » se trouvent dans la nature en même temps et l’un dans l’autre : il serait donc exact de peindre « fini » et « lumineux ». Or, dans la peinture, l’expérience prouve qu’on ne peut obtenir à la fois l’un et l’autre, il faut choisir. « La finesse exclut la touche », écrivait Baudelaire. « L’amour de l’air, écrivait-il encore, veut l’usage des lignes noyées et flottantes ». Les phénomènes  lumineux, intenses, le clair-obscur, les vibrations colorées, ne s’expriment que faiblement par la manière très « finie », car ils exigent des effets d’opposition et  d’enveloppement qui, ne produisant leur résultat qu’à une certaine distance, détruisent nécessairement la netteté et le charme du détail. Van Eyck, Boticelli, Cranach, Holbein, peignent très « fini », recherchent une ligne très pure : ils sont peu luministes. Rembrandt, Goya, Turner, les Impressionnistes sont luministes : leur peinture est peu « finie », peu soucieuse de pureté linéaire. Tous, sous des angles différents, sont exacts. Non seulement ils sont exacts, mais c’est parce qu’ils sont exacts, mais c’est parce qu’ils le sont merveilleusement qu’ils ont du génie. Ainsi, sans cesser d’être exact, chaque artiste peut exprimer un aspect des choses qu’aucun artiste n’a exprimé avant lui : « Les auteurs les plus originaux, dit Goethe, ne sont pas ceux qui apportent du nouveau, mais ceux qui savent dire des choses connues comme si elles n’avaient jamais été dites avant eux. »

Cet autoportrait de Cézanne, qui lui aussi est la vérité même, donne une impression extraordinaire de puissance et de lumiere qu'on chercherait en vain dans un primitif. Par contre, il serait inutile d'y vouloir trouver la merveilleuse pureté des lignes et la vérité enchanteresse des détails.

Cet autoportrait de Cézanne, qui lui aussi est la vérité même, donne une impression extraordinaire de puissance et de lumiere qu'on chercherait en vain dans un primitif. Par contre, il serait inutile d'y vouloir trouver la merveilleuse pureté des lignes et la vérité enchanteresse des détails.

  Un peintre doit donc, lorsqu’il peint un objet qui  mérite de l’être, se montrer exact autant qu’il le peut, sans crainte de déroger aux règles de l’art. Evidemment, l’on trouve parfois plus facile d’être faux, comme on trouve plus commode de mentir. Cela ne signifie pas que ce soit louable : l’art serait le seul domaine humain où le mensonge deviendrait la plus belle des qualités.

                                   L.G (1946)

L’EXACT ET LE VRAI

                                               Par Léon GARD

                                 (article paru dans le journal APOLLO en octobre 1948)

  Un certain nombre de grands artistes qui, d'ailleurs, se sont également recommandés du vrai, tels que David, Ingres, Delacroix, ont été quelques fois accusés par des personnes de leur temps, et même se sont accusés entre eux de se permettre des licences envers le vrai.
  

  Ce malentendu vient, je pense, de ce que la notion du vrai n'est pas en l'occurrence réduite, comme il le faudrait, au domaine plastique. C'est ainsi que chacun peut légitimement appeler le vrai des choses très différentes, et plus ou moins éloignées de l'art plastique proprement dit. Dans un tableau historique, par exemple, la scène peut n'être pas reconstituée conformément à l'histoire, mais contenir pourtant des mouvements, des attitudes, des expressions si vrais en eux-mêmes que le tableau tient debout rien qu'à cause de cela. Dans les œuvres du Moyen-âge, de la Renaissance, les anachronismes sont constants : il n'empêche que ces œuvres sont souvent vraies par l'éloquence des attitudes, par le dessin, la couleur, la vie de la composition. Par contre, certaines œuvres, vraies par la donnée historique, la reconstitution des bâtiments, des meubles, des costumes de l'époque ne le sont pas par les expressions, ni par la qualité de l'exécution, et malgré leur conscience et leur érudition n'atteignent pas à la vie plastique.
  

  On pourrait disputer éternellement et inutilement pour décider si un artiste plastique a ou non le droit d'inventer, tant qu'on ne s'entendra pas sur le point précis de savoir ce qu'il importe de préserver avant tout dans une œuvre d'art plastique.
  

  En principe, un artiste a le droit de tout faire dès qu'il le juge nécessaire, et qu'il est capable de transformer les choses à son creuset pour le bien de son œuvre : c'est dire qu'il faut que le résultat soit satisfaisant. Un artiste peut donc tout tenter, mais il n'a pas le droit d'échouer. Or, bien souvent, il ne voit pas qu'il échoue et il s'obstine à croire que son œuvre est aboutie parce que, ayant son idée dans sa tête, il la voit dans son œuvre et ne peut comprendre que les autres ne l'y voient pas comme lui. La raison en est qu'il n'est pas suffisamment doué, et, fait plus grave, pas assez clairvoyant pour comprendre qu'il ne l'est pas.
  

  Il est permis de n'être pas doué, mais il est déplorable de se croire doué quand on ne l'est pas, et de rendre, par des raisonnements trop subtils, la question si confuse que pour peu l'on ne saurait plus ce que c’est d'être doué.
  

  Parlons clair: qu'est-ce qu'une chose vraie sinon une chose exacte sur un point donné ? Et qu'est-ce que, par exemple, qu'un tableau vrai, sinon un tableau dans lequel la somme des choses exactes l'emporte sur la somme de celles qui ne le sont pas ?
  

  Et quelle sorte d'exactitude dans un tableau fait que le tableau est vrai, en tant qu'œuvre de peinture, sinon l'exactitude plastique ?
  

  Delacroix se moquait des faux Grecs de David : probablement les Grecs de David ne sont-ils pas véridiques, mais tel nu, tel visage, telle draperie sont, en soi-même, merveilleusement vrais. De son côté, lorsque   Delacroix peignait "Ovide chez les Scythes", "L'entrée des Croisés à Constantinople", "La mort de Sardanapale", est-ce que tout cela, dans sa donnée historique, était rigoureusement vrai ? Il est difficile de le croire. Alors, ce qui fait la vérité de ces tableaux, des faux Grecs de David comme des faux Croisés de Delacroix, qu'est-ce donc sinon l'exactitude plastique de certaines expressions, de certains morceaux de peinture empruntés directement de la nature ?
  

  Aussi, lorsqu'un Courbet s'obstinait à ne peindre que ce qu'il voyait, il ne risquait guère de se tromper. Quand on n’a pas de talent, de quelque façon qu'on s'y prenne, on ne fait que des œuvres médiocres, mais quand on a le génie de Courbet on peut copier littéralement, et on n'en fait pas moins la gloire des musées.
  

  Que l'on confronte aujourd'hui un tableau de David, d'Ingres et de Courbet : personne n'aura l'idée de dire que Courbet qui avait pourtant le dégoût de la fiction, est plus fade ou plus banal que les autres, qui ont peint à tour de bras l'histoire, la mythologie et la légende.
  

  Pourquoi jouer sur les mots ? Vérité a un sens d’exactitude s'étendant généralement à tous les domaines, tandis qu'exactitude désigne une partie précise de la vérité, mais les deux mots, au demeurant, sont synonymes, car on dit aussi bien exactitude mathématique que vérité mathématique.
  

  Concluons donc : qu'un artiste se livre aux inventions inspirées par son tempérament, ou qu'il demande à l'exactitude de l'observation littérale de la nature de lui fournir tous les éléments de son œuvre, il sera grand si cette œuvre contient une somme suffisante d'exactitudes plastiques.
  

  Pourtant, plastique est un adjectif qui, aussi approprié qu'il soit, a le défaut d'être souvent employé par nombre d'imbéciles (pour employer le mot cher à Bernanos qualifiant les cuistres) écrivant sur l'art, qui s'arrangent de façon à ce qu'on ne sache plus du tout ce qu'il veut dire, car ils s'en servent froidement pour désigner une peinture plastiquement indéfendable.
  

  Pour moi, je précise que j'entends par exactitude plastique qu'une main soit bien une main, un visage bien un visage, qu'un bouquet de fleurs soit bien comme dans la nature, une explosion de couleurs éclatantes et raffinées et des formes exquises, que la pomme, que le raisin soient ceux qu'on mange, que le chat, le chien, le cheval aient la forme et le pelage de ceux qu'on peut voir sous le soleil, que les oiseaux aient leur plumage soyeux et multicolore, que l'eau soit l'eau, que le ciel soit le ciel, que la pierre, la soie semblent bien être ce qu'ils sont, que le bois vivant soit distinct du bois mort, etc... Voilà des exemples, selon moi, d'exactitude plastique dans la peinture de tableaux.

  En veut-on dans l'art décoratif ?
  

  Voici les vitraux de Chartres ou de Bourges, qui sont aussi beaux, et ce n'est pas peu dire, qu'un champ diapré de fleurettes multicolores et, comme lui, merveilleusement harmonisés.
  

  On en peut dire autant de la tapisserie à la "Licorne" et des admirables tapisseries du XVe que nous a montrées l'Expositions des Trésors de Vienne.
  

  Comparez les vitraux de Chartres avec les bariolages féroces du XIXe ou de quelques-uns du XXe. Comparez la "Licorne" avec certains hideux cafouillages qu'on ose aujourd'hui tisser sous les auspices du Gouvernement au musée des Gobelins... Ah ! Non, ceux-ci n'y sont pas, dans l'exactitude plastique, et c'est tant pis pour eux et pour nous !
Bref, une œuvre plastique est vraie dans la mesure où elle applique les lois de l'harmonie plastique dont la nature offre le suprême exemple.

                                                                                       L.G.

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