UN CRITÈRE IMPÉRATIF

  "Que la comparaison de la Peinture avec la Nature soit le seul guide" (William Hogarth)

  Au milieu du XX° siècle, Léon Gard constate que, depuis une quarantaine d’années,  le critère traditionnel de l’imitation de la nature en peinture est battu en brèche, sans qu'aucun autre critère intelligible de substitution ne soit proposé pour autant. Cette situation anarchique crée  un appel d’air pour la multitude de ceux qui, dès lors, peuvent se  prétendre artistes à bon compte. Les spéculations intellectuelles vont bon train pour justifier l'éloignement des beaux-arts des vertus plastiques qui furent toujours les siennes dans la culture du beau et de l’harmonie. Les voici ces beaux-arts entraînés désormais dans des régions excessivement cérébrales, étrangères à leur domaine, où fleurissent, dans un alliage de démagogie et d'élitisme douteux, des oeuvres laides et absurdes, quand elles ne se contentent pas d'être médiocres. 

  Parmi les peintres de son temps, Léon Gard, en identifiant ce danger mortifère pour l'avenir des beaux-arts, et de l'art pictural en particulier, va être un des rares à oser s’attaquer frontalement aux célébrités picturales de son époque, aux divers courants du Cubisme et de l’Abstrait, ainsi qu’aux forces intellectuelles les soutenant, qui représentent l’art officiel d’alors. Il va, en de nombreux articles, s'efforcer de réhabiliter le seul critère qui lui semble valable autant qu’indispensable : le critère de l’imitation de la nature.

  Nous présentons quelques uns de ces articles dans cette rubrique.

UNE VRAIE SELECTION EST NECESSAIRE

                                       par Léon Gard

                            ( article paru dans la revue Apollo en 1949 )


  La belle exposition générale et rétrospective chez Durand-Ruel de ce peintre d'une si haute probité, et de cet homme délicieux qu'était mon ami Fernand Maillaud (*), m'a rappelé les conversations attachantes que nous avions ensemble. Il aimait mes articles. A la suite de l'un d'eux, il prit la peine de m'écrire pour me témoigner sa sympathie, et —cela peint l'homme— il joignit à sa lettre un charmant dessin que j'ai sous les yeux : c'est ainsi que je fis sa connaissance. Il ne laissait pourtant pas d'être effrayé que je posasse comme le premier principe de l'art, une bonne imitation de la nature : ce qui montre que les idées que les artistes de notre époque professent sur l'art ne sont pas, d'une façon générale, des règles pratiques mais plutôt une opinion sentimentale et un peu vague. Le cher Fernand Maillaud estimait lui aussi que la première qualité d'un tableau devait être le coeur, la ferveur qu'on y mettait. La mort (très âgé, la fin tragique de son neveu, le si sympathique Pierre Bourdan, l'avait beaucoup affecté) en rompant brutalement nos relations ne m'a pas laissé le temps de me faire bien comprendre d'un homme à la confiance et à l'estime duquel je tenais fort. Certes, si l'on me demandait à quelle qualité je donne la première place chez un être humain, je répondrais sans hésitation : le coeur. Pourtant, il ne s'agit point ici de qualités morales, mais de qualités dans l'exercice d'un art déterminé. Or, la première qualité dans l'art de la médecine, par exemple, n'est pas d'avoir du coeur, car cela ne suffirait pas pour distinguer une appendice d'une péritonite, mais bien de savoir de quel mal le malade est atteint, de le traiter pour le mal qu'il a effectivement et non pour un autre, et enfin de savoir combattre ce mal lui-même. Que dirait-on d'un comptable qui aurait beaucoup de coeur mais ne saurait faire une addition ? La première qualité d'un forgeron n'est pas d'avoir du coeur mais de savoir forger. Un cul-de-jatte, avec le coeur le plus exquis, ne brillera jamais dans la course à pied. Un aveugle enfin, c'est là que je veux en venir, pourra témoigner en maintes occasions des sentiments les plus délicats sans pouvoir pour autant être amateur de peinture ou peintre.

  L'incompétence de l'aveugle en matière de tableaux est une vérité de Lapalisse. Cependant, est-il moins évident, quand on y fait attention, qu'une personne à la fois excellente par le coeur et nullement aveugle, pouvant par conséquent peindre pratiquement un tableau, puisse toutefois être affligée d'une vision lourde, terne, inapte à saisir les nuances, qui l'empêche à tout jamais de prendre un rang supérieur dans l'art de la peinture ? Or, en notre époque où règne la plus extrême confusion des valeurs hiérarchiques, où chacun est tenté de se voir comme il se désire plutôt que tel qu'il est réellement, s'empresse de se déclarer génie, avec toutes les exigences que cette qualité supposée entraîne aussi violemment que si elle était l'évidence même, quel meilleur point d'appui peut-on trouver pour remettre les prétentions à leur place, pour déceler l'inaptitude à la peinture, que demander comme épreuve sélective l'imitation de la nature, exercice où tous les défauts de l'oeil et de la main apparaîtraient flagrants, la nature n'ayant jamais aucun des défauts qui font le mauvais peintre ?

  Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu'une bonne copie de la nature soit obligatoirement un chef-d'oeuvre de l'art, car un chef-d'oeuvre plastique doit être conforme à la nature non seulement par les morceaux, mais encore par le tout, c'est-à-dire qu'il doit être, par les moyens plastiques, un résumé de l'ordre naturel dans un seul ouvrage. Exemple, si un visage est bien peint, mais si, dans l'ensemble du tableau, le dosage des couleurs ou l'équilibre des lumières et des ombres est mal calculé relativement aux lois des couleurs et des volumes, le tableau peut avoir des beautés, il n'est pourtant pas un chef-d'oeuvre.

  C'est pourquoi je ne dirai jamais, bien qu'on ait voulu me le faire dire, que le soin, la méticulosité à reproduire l'objet soit tout l'art plastique, car si je m'insurge contre la proscription absurde des détails, je pense néanmoins que ceux-ci ne sont valables que maintenus à leur place dans l'ensemble. Ainsi, l' on dira volontiers que Meissonier imitait bien la nature : si l'on veut. Selon moi, il ne l'imitait qu'assez brillamment, et encore par morceaux. Puis ces morceaux eux-mêmes ne sont pas aussi bien imités que chez Vermeer ou Van Eyck : Meissonier peignait criard, dur, fortifiant les détails et affaiblissant l'ensemble, prodigue de précisions aux dépens de l'homogénéité des formes, bref, trahissant des défauts que la nature ne présente jamais. Il était dénué, enfin, tant par l'instinct que par la règle, du sens de l'harmonie des couleurs, ce qui donne raison contre lui à un Gauguin.

  Mais les restriction que je fais sur la capacité d'un Meissonier à imiter la nature, doivent- elles me pousser à conclure que dans une épreuve comme celle que je propose, il serait éliminé ? Grand Dieu, non ! Il en sortirait de toute évidence et à bon droit comme un peintre d'un certain talent, aussi loin des éloges outrés qui le firent grand croix de la Légion d'Honneur, que des injures stupides d'un Huysmans. J'entends par là que cette espèce de guillotine sélective que je propose n'aurait pas pour but de désigner les successeurs de Michel-Ange ou de Rembrandt : elle ne consisterait qu'à éliminer de l'immense compétition le nombre certainement très grand de ceux qui n'ont proprement pas d'aptitude pour la peinture ou la sculpture. Elle permettrait de mettre fin à la turpitude qui, particulièrement dans les oeuvres non-figuratives, consiste en des appréciations pour lesquelles on ne possède précisément aucun élément d'appréciation, ce qui est aussi révoltant que si l'on prétendait vendre du drap au mètre sans mesurer, des pommes de terre au kilo sans peser, des oeufs à la pièce sans compter. Enfin, c'est un travail honnêtement et doublement impossible que d'avoir à donner son appréciation, non seulement sans élément d'appréciation, mais encore devant une montagne d'objets à apprécier : un jugement valable sur cette chose si délicate, si nuancée qu'est une oeuvre d'art, est incompatible avec la lassitude visuelle et cérébrale. Il est donc indispensable qu'un premier filtrage facile et sûr soit fait, après lequel ne subsisterait qu'un nombre d'ouvrages assez restreint pour qu'il soit possible humainement de voir.

                                                                                            L.G.

  * Fernand Maillaud ( 1862-1948 ), peintre, illustrateur, ébéniste et créateur de tapisserie français.

LE « NOMBRE D’OR » EST DANS LA NATURE

                               Par Léon Gard

               (article paru dans la revue Apollo en décembre 1947)

  L’art, prétendent certains pour justifier leurs conceptions plastiques, n’est pas tenu de s’inspirer de la nature : voyez  par exemple la musique.

  Qu’est-ce donc alors que la respiration, les pulsations, sinon des rythmes obéissant aux mêmes lois que celles de la musique ? Quel est donc ce phénomène qui veut que certains sons fassent vibrer certains autres sons et que ces correspondances produisent précisément ce qu’on appelle des harmonies ?

  La géométrie, disent encore certains, est une sorte de dessin conçu par l’esprit humain et non par la nature.

  Quoi ! N’avez-vous donc jamais vu une étoile de mer, un oursin coupé en deux, une méduse avec sa croix de Malte sur le dos, et bien d’autres dessins géométriques encore, dans les végétaux, les minéraux, les plantes, ainsi que dans les insectes et les animaux ?

  On est frappé de voir avec quelles facilité on peut s’appuyer sur des données erronées pour créer des principes péremptoires et des écoles et des pontifes !

 Tous les exemples tirés de l’art du passé pour justifier certaines théories plastiques d’aujourd’hui  rejetant l’imitation des objets sont faux.

  Par exemple, on évoque souvent les décorations romanes en les présentant comme la plus haute expression de l’art — opinion fantaisiste que pour ma part je refuse énergiquement. Mais surtout, on oublie que les décorateurs romans n’étaient pas des doctrinaires, qu’ils étaient passablement ignorants, et qu’ils ne possédaient qu’une petite pratique artisanale de la peinture décorative. Leur technique docilement apprise à une école routinière était le contraire d’une recherche de moyen personnel de s’exprimer car ils peignaient tout de la même façon conventionnelle et graphique. Les meilleures œuvres des décorateurs romans, c’est-à-dire les plus vivantes, sont celles d’artistes plus doués qui tiraient meilleur parti d’une technique fort rudimentaire et simpliste. On peut se faire une idée de tout cela au musée de Chaillot où l’on trouve des copies excellentes et bien présentées de fresques romanes de Saint-Savin. Les déformations parfois énormes que ces peintres offrent sont dues d’une part à la gaucherie, à la maladresse, à l’ignorance de leurs auteurs, et d’autre par à leur inaptitude à calculer exactement la composition  relativement à la surface à décorer ; autrement dit, ils ne savaient pas prendre leurs mesures, ou négligeaient de le faire, ce qui les obligeait à des disproportions pour remplir les vides, de même qu’un peintre en lettres inexpérimenté finit son enseigne avec des lettres trop grosses ou trop petites, parce qu’il n’a pas calculé la juste place de chacun par rapport aux autres. Voir dans cette maladresse le dernier mot de l’art est une plaisanterie. Pourtant, les décorateurs romans, malgré leurs défauts grossiers, gardent une qualité : le naturel, et parfois une vie assez intense.

  Les déformateurs d’aujourd’hui sont trop instruits pour déformer par mégarde et ils le font volontairement, sans la moindre naïveté, sans la moindre maladresse, ce qui est absurde et donne, en effet, naissance à des œuvres absurdes qui n’ont ni la vie des œuvres gauches, ni l’éloquence des savantes.

  Un des cas les plus typique de cette déformation délibérée qui, plastiquement, ne correspond à rien, ne se justifie par rien, ne s’explique en rien, bref, ne parle pas à la vue et n’a de sens que dans l’esprit de son auteur qui parvient par les mots à vous faire entrevoir ce qu’il veut, mais non pas à vous le faire voir et sentir par ses œuvres, c’est celui de M. André Lhote.(1)

  Rien n’est plus significatif à cet égard que le livre récent sur M. André Lhote présenté par M. Anatole Jakovsky (2), lequel par ses arguments reflète parfaitement dans son étude élogieuse d’André Lhote le caractère aléatoire et confus de la position picturale de l’artiste.

  Avant de m’en prendre aux arguments picturaux de M. Anatole Jakovsky, il me faut, pour être tout-à-fait à mon aise, lui rendre une justice : c’est un excellent écrivain, il dit joliment les choses, avec une élégance et une poésie qui lui sont particulières.

  Cela posé, ses éloges de M. André Lhote me semblent débordants de réserve. Non pas que je veuille insinuer que M. Jakovsky n’est pas absolument sincère, car il est au contraire la sincérité même : il veut voir clair, il veut voir juste. Il se place d’abord au point de vue de ce qu’un artiste a voulu faire. Il a donc adopté logiquement celui de M. André Lhote, même s’il l’a fait peut-être un peu facilement. Pourtant, il me paraît évident que M. Jakovsky flotte entre la constatation dans l’art moderne de faillites graves, et la séduction de l’esprit souple et ingénieux de M. André Lhote. Et la conséquence de ce flottement est ceci : lorsqu’il fait le bilan général de la peinture actuelle la conclusion de M. Jakovsky est pessimiste. Mais lorsqu’il examine en particulier M. Lhote il est séduit, sans se rendre compte que c’est davantage ce que celui-ci lui dit sur son œuvre qui le touche, que cette œuvre elle-même.

  Je ne puis d’ailleurs m’empêcher de trouver pour ma part que la réputation de dissertateur d’art de M. André Lhote est fort exagérée. Si peu que l’on résiste au bercement de sa phrase distinguée, on ne voit que du vague, de l’informe, du confus, du gratuit, du spécieux, de l’inexact, du contradictoire. Sans vous expliquer jamais rien, il excelle à vous donner l’illusion qu’il nous explique tout. Il faut avouer que ces défauts, qui sont graves en général, le sont spécialement en matière didactique.

  Pour revenir à M. Jakovsky, constatons qu’il reprend, au sujet de M. Lhote, tous les arguments contestables par lesquels on a pris l’habitude de justifier les théories picturales modernes.

  Un des plus courants est que l’imitation était un mérite avant l’invention de la photographie et que maintenant elle est devenue si facile avec cet instrument qu’il faut chercher autre chose : « Cette peinture tendait à l’exactitude visuelle ; elle fut belle quand le peintre avait du génie, mais la photographie une fois née n’en montrait pas moins son inutilité ». M. Jakovsky oublie que l’art n’est pas une question de mérite relatif à la difficulté vaincue, mais d’œuvre projetant un rayonnement propre, et s’il avait raison, Van Eyck, Vinci, Vélasquez, Rembrandt n’auraient plus qu’un intérêt de classement historique. Or, cela n’est point : un Vélasquez, en 1947, dégage un rayonnement propre plus grand que jamais.

  M. Jakovsky reprend l’argument du cubisme continuateur de Cézanne. Cet argument est tout gratuit et même paradoxal car les cubistes prétendent que peindre la nature est une erreur alors que Cézanne peignait scrupuleusement et  inlassablement d’après nature et s’efforçait, à sa façon, de faire le meilleur trompe-l’œil qu’il pouvait. Présenter Cézanne comme un peintre « encore entravé par la vision directe, à laquelle il n’ose pas renoncer », c’est donc entendre que les œuvres cubistes rendent caduques celles de Cézanne, ce qui ne s’accorde guère avec l’admiration qu’on prétend lui vouer. Mais quand M. Jakovsky regarde les choses en face, il est bien forcé d’avouer que tout n’est pas clair dans cette histoire de cubisme : « Apollinaire lui-même était fort mal à l’aise lorsqu’il fallait identifier et définir toutes ces tendances parfois opposées ». Voilà le vrai tableau de la situation : l’incohérence.

  Un autre poncif fort arbitraire que reprend M. Jakovsky est que la peinture est un langage qui s’apprend : « tout comme dans le langage, le mot homme évoque dans notre esprit l’image d’un homme ». M. Jakovsky pense-t-il vraiment que des hommes qui n’auraient pas appris à parler seraient incapables de se rendre compte de ce qu’est un homme par le seul moyen de leurs yeux ?

  Orgon disait : « Je l’ai vu, de mes yeux vu, ce qui s’appelle vu ! ». Pour lui, ce fait était péremptoire, l’exemple même de la certitude, et certitude toute naturelle, innée, tout au contraire d’un langage appris, lequel l’avait précisément induit en erreur en s’adressant à son imagination. Ce qui distingue les arts s’adressant directement aux sens des autres arts, c’est précisément qu’on peut, par exemple, avec des yeux européens admirer une œuvre chinoise ou persane, ce qu’on ne pourrait pas faire avec une œuvre littéraire sans le truchement d’un traducteur, ni avec une œuvre plastique à clé.

  Enfin, M. Jakovski éprouve le besoin d’observer qu’il ne faut pas toujours juger André Lhote par ses élèves et que, si certains d’entre eux représentent les meilleurs éléments de l’avenir, d’autres, par contre, « ne voient dans son œuvre qu’un prétexte à un décalque facile et superficiel ». A la vérité, les règles picturales de M. André Lhote restent, malgré les belles phrases, non définies et l’on ne voit pas comment, sinon par l’arbitraire, distinguer ses meilleurs élèves des pires.

  Des phrases agréablement berceuses, certes, voilà tout l’enseignement pictural de M. Lhote, et M. Jakovski, en le citant, nous permet de le vérifier une fois de plus : « Les décorateurs romans pratiquaient un art complet, magistral, où l’imitation n’a point de part… d’où la pesanteur et l’ombre, ces symboles du péché, sont exclues, où le mouvement est roi, où n’éclatent que la lumière et la couleur rédemptrices ».

  Il est fort curieux que toutes ces jolies choses soient exactement fausses point par point.

  M. Lhote a beaucoup de chance que les décorateurs romans soient peu fréquentés du public et qu’il puisse en dire les choses les plus étranges sans soulever de protestations. Il n’en n’est pas moins vrai que les décorateurs romans étaient des artisans frustres, maladroits, parfois expressifs, possédant un réel sens décoratif, mais rien moins que des maîtres. Quant à l’imitation des objets, elle n’est pas niable chez eux : ce n’est pas leurs gaucheries, ni leurs disproportions, manifestement involontaires, qui enlève rien à l’intention flagrante d’imiter. Pour leur mouvement, il est loin d’être toujours admirable, et leurs attitudes sont bien souvent figées. Enfin, la spiritualité supérieure de la couleur et de la lumière par rapport à l’ombre et à la pesanteur n’est qu’une fantaisiste hypothèse, car en vérité la couleur et la lumière contiennent autant de sensualité que la pesanteur et l’ombre et ont tout autant contribué à faire pécher les hommes.

  Une dernière bulle de savon de M. André Lhote, en même temps d’ailleurs que celle de plusieurs autres : le « nombre d’or ».

  Le nombre d’or est une chimère. Il ne pourrait avoir de valeur que dans la mesure où il permettrait une application mathématique des règles de l’art. Or, ce mirifique nombre d’or a un grave défaut : on en ignore le chiffre. Il faut donc en faire son deuil et revenir à l’instinct : on sent les règles de l’art sans les posséder, de même qu’on sent la beauté sans pouvoir la définir, et Socrate lui-même a avoué son impuissance à le faire. Le nombre d’or existe bien : il est dans la nature. Mais il y reste, car la nature, hélas, en garde jalousement le secret. Mais, après tout, puisque, en consultant humblement la nature, nous sommes sûrs de nous rapprocher du nombre d’or, pourquoi nous dérober à une si simple et douce règle ?

  Faut-il voir dans M. André Lhote, comme dans plusieurs de ses confrères, un cas d’orgueil mal placé ? Faut-il y voir un cas de délire intellectuel qui lui montrerait la peinture comme une dulcinée du Toboso, merveilleuse mais inexistante ? N’est-on pas en droit, d’autre part, de supposer chez lui une pointe de malice méridionale qui l’entraîne, dans l’animation de ses discours, à y croire lui-même ?

                                                                                                            L.G.

Notes : 1- André Lhote (1885-1962), peintre cubiste et théoricien de l'art.

            2- Anatole Jakovsky (1907-1983), critique d'art et collectionneur.

L’IMITATION DE LA NATURE EST LE SEUL ETALON DANS LES ARTS PLASTIQUES

  Par on Gard

  Certes, Platon  méprisait la peinture parce qu’il jugeait qu’elle n’était qu’un art d’imitation. Pascal, à son tour, émit une pensée analogue : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! ». Il n’est, hélas, pas rare que de grands esprits aient conçut des bourdes sur l’art, faute de définition adéquate de l’art faite par des artistes.

  Pourtant, si l’on écarte momentanément toute définition, il faut néanmoins admettre que l’art plastique se présente comme une des premières activités instinctives de l’espèce humaine. De plus, il n’est pas douteux que l’origine de cet art ne soit le besoin d’imiter. Ainsi que ce besoin d’imiter soit ou non jugé supérieur, il est un fait. Et depuis les origines jusqu’à nos jours les arts plastiques n’ont cessé de se baser sur l’imitation de la nature en s’alliant, dans l’architecture, au besoin d’élever des bâtiments dont la destination déterminait la forme générale, et dans la décoration, au besoin de fabriquer des objets à tel ou tel usage.

  Il nous reste maintenant à savoir d’abord si le dédain de Platon et de Pascal était justifié, c’est-à-dire si l’imitation de la nature constitue une infériorité, et ensuite s’il est possible que les arts plastiques s’appuient sur une autre base que ladite imitation.

  Pour moi, l’imitation de la nature dans les arts plastiques, même la plus soumise, la plus littérale est une création intégrale sur le plan de l’art. L’œuvre peut être médiocre ou géniale, mais elle n’est jamais une contrefaçon de la nature puisque toute contrefaçon implique une tentative de remplacement, et qu’il est parfaitement évident que le rôle de la peinture et de la sculpture n’est pas de remplacer la nature, mais seulement d’en capter certains aspects pour les fixer dans ce qu’on appelle une œuvre d’art.

  Mais quelle est donc le rôle de l’œuvre d’art ?

 On ne soulignera jamais assez ce fait capital, incontestable, qu’une œuvre de peinture ou de sculpture n’a aucun caractère utilitaire. Elle n’a par conséquent de sens que si elle est un enrichissement spirituel, c’est-à-dire un élément culturel de l’esprit. Or, quelle est la préoccupation spirituelle essentielle d’un être humain ? C’est, à n’en pas douter, découvrir dans ce monde ce qui lui convient le mieux, puiser les enseignements qui lui permettront de s’harmoniser avec lui. Dans le domaine visuel, cette position consiste donc à bien voir, c’est-à-dire voir les choses comme elles sont, les qualités requises en l’occurrence étant la perspicacité, la profondeur, enfin la justesse de toute chose. Sur le plan de l’art, il reste à exprimer cette vision sous forme d’œuvre. Qui pourrait soutenir qu’il y ait là la moindre prétention de se mesurer à l’œuvre de la nature ?

  Par exemple, dans un  portrait, on ne forme pas le projet stupide de faire concurrence, par l’objet immobile qu’est un tableau, à un objet vivant et animé. On fait un portrait pour montrer l’intérêt qu’on porte à la figure humaine, l’admiration qu’on ressent pour l’ouvrage de la nature, le plaisir qu’on éprouve à observer son aspect, le désir qu’on a de découvrir dans l’aspect physique d’un être les traits de son caractère moral. Un chef-d’œuvre ainsi conçu est l’honneur de l’homme, pour lequel il devient une source perpétuelle de joies raffinées et supérieures.

  Il semble donc bien que Platon et Pascal, lorsqu’ils ont traité la peinture d’art inférieur parce qu’art d'imitation, ont prononcé une sottise comme il arrive chaque fois qu’on donne une appréciation sentencieuse dans une matière qui n’est pas la nôtre, serait-on d’autre part un homme de génie.

  Quant à décider si les arts plastiques peuvent cesser de s’appuyer sur l’imitation, je ne sais si jamais un auteur ancien en eut l’idée, mais j’ai l’impression que c’est en tout cas notre temps qui lui a donné son ampleur. Le malheur est même, selon moi, qu’on lui ait accordé un crédit gratuit, c’est-à-dire qu’on ait cherché à la réaliser avant de s’informer si elle était valable.

  Déjà, l’opinion qui veut que la reproduction de la nature soit, sur le plan de la création artistique, un travail servile et subalterne s’il n’y a pas interprétation, est un commencement d’hérésie extrêmement répandu aujourd’hui et adopté souvent par ceux-là même qui croient garder des idées saines et raisonnables sur l’art. C’est cette opinion qui a débuté insidieusement par une formule ambiguë, dont j’ai oublié l’auteur(*), et devenue aujourd’hui presque classique : « L’art est la nature vue à travers un  tempérament ».

  Or, à l’examen attentif, cette formule qui, poussée à ses conséquences logiques, conduit à la condamnation de l’imitation, est tout à fait erronée. Elle donne à entendre, en effet, que l’artiste bien doué ne voit pas la nature d’une façon normale, ce qui est absurde. Ensuite, elle semble indiquer que c’est la singularité de la vision qui fait l’artiste, alors que, rigoureusement parlant, le don de l’artiste est la faculté d’exercer un art, faculté qui n’est pas donnée seulement par la vue. On n’est un artiste que lorsqu’on a le pouvoir d’exercer, sous la forme d’une œuvre d’art, sa perception des choses. Et il est bien évident, par conséquent, que, aussi supérieure que soit la perception qu’on ait des choses, on n’est pas un artiste si l’on n’a pas en même temps le don de la transmettre par une œuvre d’art. Quant au tempérament, il faut savoir s’il s’agit de ce qu’on appelle la personnalité, laquelle, aussi forte qu’elle soit, n’implique nullement un talent d’artiste, ou s’il s’agit proprement d’un tempérament d’artiste auquel cas ce n’est rien d’autre que le don de s’exprimer au moyen d’un art, et non une façon de voir en dehors de la norme, ainsi qu’on a accoutumé de le prétendre.

  J’ai précisé ce que le don de l’artiste n’est pas : je veux m’efforcer de préciser maintenant ce qu’il est.

  Le don de l’artiste plastique consiste dans la possession de deux facultés simultanées : 1° faculté de voir ; 2° faculté de traduire cette vision par un moyen adéquat, soit forme ou couleur, ou encore par l’un et l’autre.

  Mais devant le problème de la réalisation une grave question se pose : par quel procédé de contrôle reconnaîtra-t-on que la traduction est adéquate et qu’il y a authentiquement œuvre d’art ?

  Combien, illusionnés par les théories, par la vanité, ou par l’un et l’autre, croient voir admirablement et traduire de même ! Combien qui, non contents de se surestimer sous-estiment encore les autres !

  Dans ceux-là, il en est qu’on peut ramener à une plus juste appréciation : ceux qui n’ont pas abandonné le principe de l’imitation, car il n’est pas impossible de leur faire voir qu’ils imitent mal. Par contre, ceux qui ont renié l’imitation se dérobent du même coup à tout contrôle, celui-ci n’ayant plus aucune espèce de point d’appui. Pourtant, cet avantage apparent qui les sert auprès de beaucoup, est en réalité toute leur faiblesse qui révèle la gratuité de leurs prétentions.

  A ceux-là je dirai : vous dites posséder une richesse spirituelle ? Soit. Mais vous n’ignorez-pas qu’il ne suffit pas à chacun de se prétendre milliardaire pour qu’on le croie. Il doit montrer les signes de cette richesse. Puis il faut encore que ses signes soient valables : si l’on exhibe une fortune en papier-monnaie, celui-ci doit avoir cours, c’est-à-dire être garanti  par un étalon.

  Où donc est l’étalon de votre richesse ?

  N’éclatez-pas de rire en rétorquant qu’aucune preuve positive ne peut être exigée dans le domaine des arts. Et souvenez-vous que du temps de Léonard, de Rembrandt, de David et d’Ingres on avait le droit de vous dire : votre bras est mal dessiné, la couleur en est fausse, le nez est trop gros, le menton est trop court, l’œil n’est pas à sa place, etc. Bref, les anciens garantissaient leurs œuvres par une espèce d’étalon-or qui était la fidélité dans la reproduction de la nature. Vous déclarez cet étalon périmé : en admettant que vous ayez raison il faut supposer, puisque vous continuez d’exercer les beaux-arts, que vous l’avez remplacé. Il vous en faut un, vous ne pouvez pas vous en passer : parmi les œuvres nées de votre école, comment distingueriez-vous celles qui sont réussies de celles qui ne le sont pas ?

  Or, cet étalon neuf, je ne sache pas que vous nous l’ayez jamais fait connaître.

  Nous estimons donc que l’ancien, le « périmé », la fidélité à la nature, reste, jusqu’à nouvel ordre le seul valable.

(*) Cézanne.

LES "AVANCÉS" AVANCENT DANS LE VIDE

                      Par Léon Gard 

  (article paru dans la revue Apollo en novembre 1947)

  Quand un artiste critique d’autres artistes on lui donne facilement l’air du confrère méchant, incompréhensif et qui s’irrite du succès que le voisin remporte ou qu’il peut remporter. Cette interprétation est doublement désagréable car, outre la malveillance qu’on lui prête, il est parfois humilié, dans le fond de son cœur, de passer pour le confrère de X ou de Z.

  Aussi, l’on voudrait qu’il soit possible de n’avoir pas à prononcer de noms, mais de s’exprimer seulement sur les idées. Aujourd’hui que les querelles en sont arrivées à un carrefour décisif, c’est, hélas, impossible de suivre cette règle désirable. Le temps où l’on croire faire une prouesse en écrivant : « Il y en a qui… » est passé de saison. Si l’on juge en son âme et conscience qu’un Braque, un Picasso, un Dufy, un André Lhote, un Apollinaire, un Eluard sont plus ou moins artisans du déraillement des arts, c’est une lâcheté que de ne point le dire comme on le pense et l’écrire noir sur blanc.

  Et même lorsqu’on aura dit cela, la question ne sera pas encore réglée à beaucoup près.

  Ceux qu’on tient pour responsables, en effet, loin d’être froissés d’être tenus pour tels s’en sentent au contraire très fiers, car ils s’imaginent que leur talent est en fonction de la contestation qui s’élève à leur sujet : on me discute, donc je suis admirable, disent-ils, sans paraître se douter une seconde de la puérilité de cet argument.

  On ne discutait point Raphaël, on ne discutait point Titien, on ne discutait point Velasquez ni Chardin : en ont-ils moins d’intérêt ?

 Par contre, n’a-t-on pas discuté passionnément sur certains artistes, aujourd’hui déconsidérés ?

  D’ailleurs, quelle incohérente position que celle de vouloir prouver qu’on est supérieur par ses œuvres, lorsque celles-ci ne s’appuient sur rien de vérifiable !

 Car enfin, en dehors du tapage des contestations qui, nous l’avons observé, n’est qu’une preuve fallacieuse de la valeur des choses discutées, où trouverait-on l’arbitrage valable à l’égard de ces tentatives ?

  Les critiques d’art ? Lesquels ? On sait que les plus sincères et les plus brillants se sont trompés dix-neuf fois sur vingt, ont confondu le meilleur et le très médiocre, ont vilipendé ou ignoré les génies et porté aux nues de fausses valeurs. Les autres trompent sciemment, sont payés pour exprimer telle opinion. Ceux de la plus basse catégorie, enfin, n’ont ni culture, ni goût, ni honnêteté.

Les artistes ? Encore une fois, lesquels ? Il y a artistes et artistes. La valeur de leur jugement varie avec la valeur de l’individu. Et puis, peut-on écouter sans défiance des gens qui sont juges et parties, c’est-à-dire qui sont pour des œuvres parce qu’ils les font ou contre parce qu’ils ne les font pas ? Comment distinguer, autrement que par l’arbitraire, ceux qui sont capables de choisir une bonne voie de ceux qui déclarent une voie bonne parce qu’ils s’y trouvent engagés ?

  Les grands collectionneurs ? Mais ceux-ci ne s’appuient-ils pas, dans la composition de leur collection, sur des réputations arbitrairement établies par des marchands de tableaux, plus ou moins groupés en consortiums, qui s’appuient eux mêmes sur ce qu’ils croient être leur flair, qui ont à leurs ordres la plus grande partie de la presse « libre » et qui, comme disait Pascal, « ont plus de moines que de raisons » ?

  Est-ce parce que quelques riches financiers, quelques riches marchands ont décidé qu’Un Tel est un grand artiste qu’on doit penser qu’il l’est effectivement ? On ne peut le croire sérieusement.

  Sur quoi donc alors s’appuyer pour s’assurer qu’une œuvre d’art vaut réellement d’être vantée ?

 Sur une loi devant laquelle artistes, critiques, collectionneurs, marchands, public s’inclineraient.

  Cette loi n’est autre que celle qui, depuis toujours, a voulu qu’une œuvre d’art plastique fût conçue et jugée selon une règle empruntée à celles de la nature, celle-ci ayant toujours été tenue pour impeccable quant à ses volumes, ses lignes, ses harmonies, ses arrangements. Toutes les fantaisies, toutes les rêveries étaient donc permises à l’artiste, à condition qu’il restât fidèle à cette règle considérée comme vitale.

  Or, depuis une quarantaine d’années, nous avons vu apparaître une sorte d’œuvres qui rejettent, les unes en partie, les autres complètement, les modèles fournis par la nature, sans pour cela se soumettre à aucune autre discipline que celle de n’en point avoir.

 Je comprends bien que, par cette rupture systématique avec la tradition représentative, on a voulu partir de cette proposition faite par plusieurs philosophes que l’art est supérieur à la nature. Mais l’erreur colossale, semble-t-il, a été de confondre la nature, qui n’est peut-être qu’un énorme orchestre, et dieu qui en est le maître et d’être arrivé à dire : « L’art est supérieur à la nature, donc l’artiste est l’égal de Dieu ». C’est de cette épouvantable hérésie que sont sorties toutes les crises d’orgueil épileptique et stérile dont Apollinaire offre un frappant exemple. Il écrivait, en effet : « Trop d’artistes aiment encore les plantes, les pierres, l’onde ou les hommes… Le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité ».

  Nous nous trouvons donc en face de cette prétention : en faisant table rase des lois de la nature, lesquelles sont le reflet des lois divines, rejeter le point d’appui des lois divines et chercher en soi son propre point d’appui, ce qui équivaut pratiquement à n’avoir plus de point d’appui.

  On ne voit pas, en effet, par quelle sorte de critère on pourrait décider  que telle œuvre cubiste, surréaliste ou abstraite doive être classée bonne ou mauvaise : il serait aussi impossible de trouver dans le monde une juridiction sans code qu’un édifice sans base, qu’une langue sans grammaire, qu’un raisonnement sans logique.

  Ainsi, de la notion pascalienne qui place l’homme entre Dieu et l’univers, on en est arrivé à cette confusion qui veut faire de l’homme une façon de Dieu, ou plutôt une parodie de Dieu qui préfère tomber dans les signes les plus manifestes d’incohérence et d’impuissance plutôt que d’admettre qu’il a besoin, pour créer, de lumières qui ne sont pas toutes en lui ? Et c’est peut-être exactement cela que les théologiens nomment l’orgueil de Satan.

  Pour rester sur le seul plan de l’art, il est en tout cas évident que le reproche le plus grave que l’on puisse faire aux « avancés » n’est pas, comme ils se l’imaginent, d’être non-classiques, d’être différents de leurs prédécesseurs, car ces particularités pourraient coïncider avec des qualités de premier ordre, mais de faire une sorte d’œuvres qui ne sont soumises à d’autre arbitrage que celui du plus fort aboyeur.

  Car tout ce qu’ils croient être, si l’on y regarde de près, ce sont eux, leurs amis et leurs marchands qui disent qu’ils le sont sans pouvoir en fournir d’autre preuve que du bruit.

  Nous voudrions bien être convaincus de leur talent, mais avons-nous le droit de l’être par les faibles raisons qu’ils nous donnent ?

L.G.

REFUTATION DE LA DEFORMATION ET PROFESSION DE FOI

                      Par Léon Gard

   (article paru dans la revue APOLLO, en avril 1949)

  Si l’on disait de moi : « voici l’artiste qui, de son temps, à le mieux imité la nature », je me tiendrais pour comblé au-delà de tout ce que je puis espérer.

  Quant à cette fameuse émotion que l’on dit avoir en soi, et que l’on prétend faire passer dans son œuvre par on ne sait quelle déformation de l’objet réel, elle me paraît fort nébuleuse.

  Lorsqu’un homme me dit qu’il porte en lui un grand sentiment d’art, je ne refuse certes pas de le croire mais je dois pourtant observer que ce n’est là qu’une affirmation qui ne constitue pas l’œuvre d’art en elle-même. Je ne puis vérifier son dire que d’après la forme tangible qu’il donne à son aspiration. Or, rien ne me peine davantage que s’il m’apprend que sa méthode est de prendre pour base la nature, à laquelle il trouve bon d’infliger des déformations qui, dit-il, traduisent son sentiment, car je le vois aussitôt dans un terrain plein d’incertitudes.

  La déformation, en effet, ne peut, à elle seule, produire d’émotion plastique car alors le talent consisterait seulement à déformer et tout le monde en aurait, ce qui ne se peut pas puisque le talent est, par définition, une exception, même aux yeux des adeptes de la déformation. Il faudrait donc voir dans les déformations efficaces le résultat d’une science profonde des signes plastiques : malheureusement, celui qui commence par s’appuyer sur la nature avoue par là qu’il ne possède pas la science infuse des signes plastiques, puisqu’il a besoin d’un tuteur qui est la nature. Mais  y a-t-il au monde un homme qui connaisse les lois de la beauté, et qui puisse dire pourquoi telles formes, telles proportions sont belles et les autres laides ? Depuis que le monde est monde, la beauté, la vérité paraissent et s’imposent sans qu’on puisse rien faire d’autre que les reconnaître.

  Ainsi, dans les arts plastiques, ceux qui se servent de la nature en la déformant, tout autant que ceux qui emploient des signes non-figuratifs, se placent dans une position où ils se trouvent dénués des moyens élémentaires à l’accomplissement du travail auquel ils prétendent.

  Dans un problème aussi mystérieux par essence que celui des lois de la beauté, on triche volontiers, on joue du mystère plus qu’il ne faut, surtout on le place ailleurs qu’il n’est : on s’empresse de le mettre à son service, on se divinise d’autorité pour s’exonérer de tout examen. Même sans tricher positivement, on se suggestionne et l’on se croit facilement inspiré. Mais qui n’a le droit de se dire inspiré, et si l’on ne cherche pas de critère, de point d’appui ferme, comment distinguera-t-on entre l’homme (artiste ou admirateur) authentique, l’exalté, l’illusionné, le vaniteux ou l’imposteur ?

  Les lois de la beauté sont impénétrables, mais la beauté, elle, n’en existe pas moins : c’est même sa qualité première d’exister et d’être évidente.

  Dès lors à quoi bon chicaner ? N’est-il pas aussi légitime de croire à une chose qui se montre avec évidence que de ne pas croire à celle qui n’en offre aucune ? Si dans une œuvre vous ne voyez pas de beauté évidente, penserez-vous que vous en voyez, et si vous en voyez penserez-vous que vous n’en voyez pas ?

  Certes, il y a des jugements douteux, révisables. Certes, on peut, en telle ou telle matière, se considérer comme  incompétent et obligé de s’en référer à des juges autorisés : mais allez-vous donc laisser au hasard, à l’arbitraire, à la légèreté, à l’effronterie, à l’intérêt commercial, le soin de désigner ceux qui vous doivent faire connaître la vérité ?

  N’y a-t-il pas assez de signes évidents qui signalent ceux qui savent voir et ceux qui ne le savent pas ? Par exemple, celui qui, tel Claude Lorrain ou Corot, peint un paysage de telle sorte que vous vous sentez transportés à l’endroit, à l’heure et dans l’atmosphère qu’il évoque, ne vous semble-t-il pas que cet homme-là sache mieux voir que celui qui, n’ayant fourni aucune preuve de son savoir dans la matière dont il s’agit, dit impudemment : « ceci est bien, ceci est mal » ?

  Les artistes ont commis la folie de consentir, par jalousie, par mésentente entre eux, à se laisser juger par des parasites ignorants plutôt que par leurs pairs. L’injustice d’un homme capable est sans doute possible, mais elle a des bornes et un minimum d’élégance ; celle de l’ignare n’en a pas et elle s’aggrave d’inconscience. Les pairs m’objectera-t-on, se sont parfois trompés gravement, exemple le mépris dont les Manet, Claude Monet et autres ont souffert. Entendons-nous bien : je pose en fait qu’il n’y a plus de pair authentique depuis l’immixtion des critiques d’art dans le classement des artistes, et cette ingérence remonte fort au-delà de l’époque de Manet.

  Il est donc fatal que les classements qui résultent de ce régime absurde soient tels qu’on les voit. Nous en sommes arrivés au point qu’on ne veut plus de clarté dans les principes de l’art parce qu’il y a trop de faux talents, trop de vaniteux, trop de faux critiques, trop de vrais agents de publicité, qui ne respirent que grâce à cette équivoque. Là comme ailleurs, l’apparition de la lumière épouvante ceux qui ne prospèrent que par la nuit.

  Or, qu’y a-t-il de plus obscure que cette formule de déformation de la nature, et dans le non figuratisme, cette négation même de la nature ? Les adeptes de ces formules ne justifient leur position par aucune espèce d’évidence ni dans leurs arguments ni dans leurs œuvres. Les sentiments qu’ils affirment faire passer dans celles-ci n’y sont point en réalité, car leurs commentateurs en donnent les interprétations les plus différentes, les plus incohérentes et les plus incompatibles, ce qui indique suffisamment que l’intention de l’auteur, s’il en avait une, n’a pas été communiquée par son œuvre.

  Il s’ensuit que quand on parle d’exprimer un sentiment plastique par des déformations de la nature ou par tout autre moyen qui n’est pas dans la nature, on parle d’une chose qui, proprement, n’a aucun fondement, aucune sorte de réalité, aucune possibilité de devenir.

  Certes, l’on peut, à l’aide des arts plastiques, exprimer un sentiment tendre ou dramatique, dans la mesure où l’on peint « La Bonne mère de famille », « le Radeau de la Méduse » ou « les Dernières cartouches », mais ce ne sont là que des sensations de l’ordre sentimental produites par la scène représentée, et n’appartenant pas à l’art pictural proprement dit, puisque certains de ces tableaux, tout en étant émouvants ou touchants par l’anecdote n’en restent pas moins, dans l’ordre pictural, des tableaux médiocres et que, par contre, des tableaux représentant des choses ordinaires ou des scènes banales, comme par exemple un bœuf à l’étal de Rembrandt, une ménagère de Vermeer, des pêches de Chardin, ou la sublime tête de mouton écorchée de Goya, sont bel et bien des chef d’œuvres de peinture.

  Evidemment, un chef d’œuvre de peinture n’est pas incompatible avec une émotion extra-picturale suscitée par la scène représentée : « Le Jugement dernier » de Michel Ange en est un des nombreux exemples, mais si l’intérêt intrinsèque de la scène représentée est admis en matière d’art pictural, il n’est pas obligatoire.

  Mais alors, si l’art plastique ne consiste ni dans les déformations, ni dans la beauté ou l’intérêt quel qu’il soit de l’objet représenté, en quoi consiste-t-il donc ?

  Avons-nous examiné, par les deux cas ci-dessus, tous les cas où l’œuvre d’art plastique peut émouvoir ?

  Certes non : il reste une source d’émotion profonde, et celle-là uniquement plastique, qui est tout simplement l’art de l’artiste.

  Qu’est-ce à dire ? Deux choses rendent l’objet d’art inhabituel, singulier, passionnant : il est statique, d’une part, et il est composé, d’autre part, de matières autres que celles des objets naturels. Alors que les objets naturels remuent ou changent d’aspect, l’objet d’art, immobile et toujours semblable à lui-même, est spécialement conçu pour s’offrir à notre besoin contemplatif. De plus, fabriqué dans une matière différente de l’objet imité, il pose le problème de la matière maîtrisée, modelée par l’homme, problème où s’évalue exactement l’effort extraordinaire d’une main exceptionnellement habile conduite par un œil et un esprit pénétrant.

  Ces deux conditions qui suffisent à rendre l’objet d’art unique n’impliquent donc nullement la déformation de l’objet réel, au contraire, c’est le respect à cet objet qui donne à l’œuvre d’art sa signification, son importance, et qui en fait un admirable instrument à mesurer la valeur de l’observation humaine.

  Pouvoir offrir aux hommes le livre de la nature pour leur joie et la culture de leur esprit, tel est le privilège de l’artiste à condition que son livre ne soit pas mensonger.

  Ne cherchez donc pas, jeunes artistes, à mettre de l’émotion dans votre œuvre par des moyens indéfinissables et suspects. Si ce que l’on a vu nous a émus, et si l’on a assez de talent pour le reproduire, l’émotion y est d’elle-même et elle traverse les siècles : c’est celle de Chardin, de Vermeer, de Corot.

  Je souhaite à chaque artiste d’en montrer autant.

                                                                                           L.G.

DE L'AGRESSION CONTRE L'ÉVIDENCE

                      Par Léon Gard

  ( publié dans la revue Apollo en décembre 1949)

   L'évidence  est parfois une manifestation de la conscience et de la justice, et alors la nier est une solution commode lorsqu'on commet une action blâmable qui nous profite : c'est supprimer un témoin gênant.

    Pourtant, on se réveille brusquement à la beauté de l'évidence quand elle s'exprime en notre faveur, et l'on consent que deux et deux font quatre si quelqu'un fait mine de nous payer moins que notre compte.

     Il n'y a cependant pas deux sortes d'évidence, et l'on ne peut l'admettre d'un côté sans l'admettre de l'autre.

     Or on entend dire couramment aujourd'hui qu'en art il n'est pas d'évidence, et qu'aucune preuve même n'est possible.

      Cette opinion est à la vérité fort arbitraire. Les grandes œuvres d'art, et les grandes œuvres en général, se manifestent en effet par l'évidence plutôt que tout autre signe : il devient donc facile,  lorsqu’on nie l'évidence a priori, d'abaisser les œuvres de son confrère et d'élever les siennes à l'aide des moyens les plus brutaux.

       Outre que cette conception est vicieuse en soi, elle entraîne, répandue, une désagrégation intellectuelle et morale illimitée. Voyons donc si, à l'aide de quelques évidences qui ont conservé  tout  leur poids, quelques déductions et quelques fortes probabilités, on peut se forger une opinion ferme et juste sur l'art.

      L'application avec laquelle certaines gens s'efforcent de ne pas voir que Van Eyck, Holbein, Vinci, Michel-Ange, Velasquez, Rembrandt, Rubens, Weermer , Poussin, David, Ingres, Delacroix, Courbet, Manet  — et bien d'autres —  faisaient de l'imitation de la nature , et qu'ils y réussissaient merveilleusement, tandis que Braque et Picasso n'en font pas, et que quand  ils ont voulu en faire, ils y ont mal réussi, est le signe que l'évidence, mère de tout principe, est tenue pour nulle et non-avenue par ceux qu'elle gène dans la position  qu'ils ont prise.

       Nous sommes à une époque où le sens des grandes choses est tellement adultéré qu'on nous demande imperturbablement  — jouant à l'esprit fort comme un enfant aux soldats de plomb — de prouver l'évidence, oubliant seulement que l'évidence porte sa preuve en soi. Je bois un verre d'eau, dîtes-vous ? Quelle candeur ! Prouvez-moi,  vous répondra-t-on, que c'est un verre, prouvez-moi qu'il contient de l'eau, prouvez-moi que vous le  buvez, prouvez-moi que je vous vois le boire, et que nous ne sommes pas le jouet d'une illusion ? Prouvez-moi que vous êtes vous, prouvez-moi que je suis moi, prouvez-moi que le ciel est bleu, prouvez-moi qu'il pleut ?

     Prouvez-moi que Velasquez imitait la nature, prouvez-moi que Picasso ne l'imite pas ?

      Etre devant le fait et exiger encore une preuve, c'est être comme ce mari qui, apercevant sa femme dans un lit, couchée avec un homme, et les voyant éteindre la lumière, s'écria : Dire que je ne serai jamais sûr ! Au moins Orgon, lui, tout entiché qu'il fut de Tartuffe, ne douta pas de sa trahison  lorsqu'il eut vu, de ses yeux vu, ce qui s'appelle vu.

      Il faut répondre à ces faux-affamés de preuves illégitimes qui, voyant le soleil et la lune, exigent encore qu'on leur prouve qu'ils les voient, que l'évidence étant mieux qu'une preuve  elle peut s'en passer, et qu'en outre les choses évidentes sont précisément les principales. Le mécanisme de la preuve ne s'applique, en effet, qu'aux faits secondaires, c'est-à-dire qu'on ne recherche la preuve qu'à défaut d'évidence, laquelle tient quitte du reste, et est considérée de consentement unanime  comme absolue, indiscutable, souveraine et suffisante. Exigerait-on qu'on prouvât le bien-fondé du sentiment de la justice ? C'est pourtant au nom de ce sentiment qu'on ne prouve pas et qu'on reconnait a priori, qu'on établit toute une jurisprudence qui, elle, dans  ses applications, s'entoure de preuves rigoureuses et méticuleuses : les grandes vérités se passent donc de la preuve par l'éclat de leur évidence même, autant que la preuve est indispensable dans les convictions qui ne procèdent pas de l'évidence pure.

      Puisqu'il en est qui font délibérément table rase de l'évidence de certains faits, soit aveuglément, soit mauvaise foi, cherchons à nous appuyer sur d'autres évidences qu'ils ne peuvent nier sans risques graves.

       Il est évident que les artistes du passé ont dit qu'ils voulaient imiter la nature, évident que dans leur chefs-d’œuvre ils y sont admirablement parvenus, évident, enfin, que ces chefs-d’œuvre ne cessent de nous enchanter.

       Par contre, ce que se sont proposé certains artistes modernes étant loin d'être évident, il ne peut pas non plus être évident qu’ils y aient réussi : aussi rien ne doit faire horreur à ces artistes comme cette malencontreuse évidence qui joue contre leur jeu. En conséquence, ils sont obligés, pour la défense de leur cause, de nier la vertu d'évidence, et de réclamer des preuves sur un terrain où ils savent que ce n'est pas la preuve qui décide.

       Ils ne se laisseront donc pas volontiers réduire à la défaite : je sais les évidences qu'ils ne peuvent nier, je sais aussi celles qu'ils récuseront.

      Devant les questions pressantes, j'imagine qu'ils répondraient ceci :

Nous ne nions pas qu'il soit évident que les grands maîtres ont délibérément imité la nature  puisque leurs oeuvres sont là. Nous ne nions pas non plus qu'ils y sont admirablement parvenus puisque leurs œuvres témoignent en ce sens. Nous ne nions pas, enfin, qu'il soit évident que leurs œuvres nous enchantent sans cesse, puisque, après des siècles, on continue de les glorifier. Mais ce dont nous nions l'évidence, c'est que ce qui nous enchante en eux soit la perfection de leur imitation.

      Bien que pour moi et pour beaucoup d'autres, il soit évident que ce qui nous enchante chez les maîtres est bel et bien la perfection de l'imitation de la nature, je ne peux pourtant pas, je l'avoue, forcer nos contradicteurs à admettre qu'ils aiment chez les maîtres les mêmes choses que moi. Mais ce que je puis observer sans démenti possible, c'est qu'il n'est pas évident que ce qu'ils disent aimer chez les maîtres s'y trouve  réellement, tandis que ce que nous y aimons s'y trouve de toute évidence.

       Au surplus, si ce qui fait le charme des maîtres n'était pas la perfection de l'imitation de la nature,  il faudrait admettre que ces grands esprits qui brillent dans l'humanité, comme par exemple un Léonard de Vinci, ont eu une idée absurde en pensant qu'il était bon d'imiter la nature. Il faudrait admettre ensuite qu'ayant conçu cette idée absurde ils aient été jusqu'à la réaliser sans s'apercevoir qu'elle était absurde et jusqu'à s'en tenir, au contraire, fort satisfaits. Il faudrait admettre  encore qu'en concevant et en réalisant une idée absurde, ils n'aient introduit  qu’à leur insu dans leur œuvre l'élément qui en constitue le seul intérêt artistique. Il faudrait admettre enfin que ces grands artistes remarquablement conscients dans leur réussite d'imitation de la nature, soient, par contre, restés tout à fait inconscients d'une réussite qui constituerait précisément leur vraie supériorité. Il y aurait donc obligation d'en conclure que ces grands esprits n'étaient en réalité que des êtres profondément inintelligents mais doués d'un pouvoir qu'ils ignoraient posséder, et qui, de plus, l'exerçaient merveilleusement sans savoir qu'ils l'exerçaient, pouvoir seulement perceptible aux yeux de gens incapables eux-mêmes de définir ce qu'ils disent voir.

     Convenons qu'on ne trouve dans tout cela qu'obscurité, invraisemblance, contradictions et affirmations gratuites.

    Par contre, de l'autre côté, où nous soutenons que l'imitation fidèle de la nature est la seule vérité en art plastique pur, tout parait clair, compréhensible, solide et logique.

       Observons, en effet, que l'immense majorité des grands artistes qui se sont exprimés sur leur art, et dont on a recueilli les paroles, ont recommandé l'imitation scrupuleuse de la nature : Cennino Cennini, Vinci, Michel Ange, Poussin, Constable, Ingres, Courbet, Corot, Rodin, Renoir,  Cézanne, et j'en oublie.

      Deux ou trois grands artistes en face de l'assurance excessive, et un peu pharisienne, d'artistes se targuant hautement d'imiter la nature mais qui, en réalité, l'imitaient mal, ont commis l'étourderie, explicable dans la circonstance, de dire qu'imiter n'était pas tout, et qu'il y avait un je ne sais quoi qui faisait l'art : immédiatement, certains artistes médiocres, impuissants devant la nature, se sont précipités sur l'équivoque de ce je ne sais quoi pour en faire leurs choux gras, et prétendre qu'imiter la nature était le contraire de l'art, formule noble qui leur évitait de montrer leur misère et même de s'en tailler pour ainsi dire un avantage en faisant passer pour des impuissants à créer ceux qui savaient imiter la nature.

    On ne devrait pas oublier qu'on tient à son époque le langage qui convient aux aberrations de cette époque : si elle est avare on lui parle générosité, si elle est superficielle on lui parle profondeur, si elle est hypocrite on lui parle loyauté, si elle est cruelle on lui parle douceur et pardon, etc.

    Si les suiveurs de Van Eyck, croyant demeurer dans la pureté et la vigueur, tombent dans la dureté et la froideur, il se manifeste, par réaction, un vif amour du moelleux et de la sensibilité. Si les suiveurs de Michel-Ange et de Rubens dégénèrent en déclamations, disproportions arbitraires, en gesticulations, en mollesses, en négligences excessives de la forme, on tendra à revenir à une observation plus directe, plus sobre, plus humblement soumise à la réalité. Si, à leur tour, les suiveurs des maîtres rigoristes du réel, se recommandant de leurs devanciers, prétendent aux sommets de l'art par de faibles ou lourdes copies de la nature, il surgira quelque grand harmoniste comme Gauguin, qui se fait un malin plaisir de créer des harmonies non strictement copiées sur nature, qui en sont seulement inspirées dans les grandes règles, mais qui, picturalement, sont plus valables et plus près de la nature que des copies mal vues.

    Le malheur est que ces grands artistes, outre leurs réactions légitimes dans leurs œuvres, ont ponctué ces réactions d'axiomes souvent ambigus, sibyllins et pour tout dire mal tournés et insuffisamment pesés.

    Par exemple, Joshua Reynolds, dans un de ses discours à l'Académie Royale d'Angleterre, déclarait : "On croit que les objets sont représentés naturellement lorsqu'ils se présentent avec un relief qui les fait paraître réels. Si le mérite de la peinture ne consistait que dans cette espèce d'imitation, la peinture déchoirait de son rang et ne serait plus considérée comme un art libéral, frère de la poésie". Cette déclaration est le modèle même de la recommandation équivoque dont je parlais plus haut : on voit bien ce qu'il veut dire, mais il ne l'exprime pas dans les termes exacts. Dans le fond de sa pensée, il critique non l'imitation, mais une "espèce d'imitation". Néanmoins, sa phrase est faite en sorte qu'on pourrait croire qu'il réprouve la recherche du modelé, ce qui serait absurde vu qu'il modelait lui-même et fort bien. En réalité, il critique, chez certains, le soin exclusif à faire "sortir" les objets du tableau, c'est-à-dire à ne viser qu'au relief par un systématique et brutal clair-obscur, sans souci de la poésie que nous offre la nature par ses infimes nuances. D'ailleurs, Reynolds avait naturellement l'œil trop bon pour que, en dépit des explications approximatives de ses discours académiques, il ne jugeât pas très bien en face des œuvres elles-mêmes. C'est pourquoi ayant vu des tableaux de Rubens, il en tirait cette réflexion spontanée : "il a eu le vrai art d'imiter", mot qui restitue à l'imitation toute sa noblesse.

    Pour Delacroix, on s'est beaucoup servi de cette pensée de son journal pour dire et pour faire bien des bêtises : "La froide exactitude n'est pas l'art ; l'ingénieux artifice, quand il plait et qu'il exprime, est l'art tout entier". Tout dans cette phrase est encore plein d'ambigüité : pourquoi vouloir que l'exactitude soit froide parce qu’exactitude ? N'y a-t-il pas précisément des exactitudes passionnantes ? Quant à l'artifice, Delacroix spécifie bien qu'il n'est valable que "s'il plait et qu'il exprime" mais l'inconvénient de ces termes est d'être fort élastiques et de prêter aux arguties. Après tout, l'art n'est qu'un artifice d'un bout à l'autre même dans la plus littérale des copies, et c'est encore un de ces mots à double sens qu'on devrait bannir de tout axiome, car chacun lui fait dire ce qu'il veut.

    Quant à Gauguin il pousse bien plus loin l'inadvertance dans ses propos : "Ne copiez pas trop d'après nature, l'art est une abstraction". Et encore : "Vous connaissez depuis longtemps ce que j'ai voulu établir : le droit de tout oser". Ce sont là plutôt des traits d'humeur — et d'ailleurs des formules vagues — que des pensées réfléchies. Irrité de voir les succès des médiocres œuvres d'un Bouguereau ou d'un Gérôme, qui se recommandaient sans cesse de la nature, il n'était pas mécontent de leur envoyer ces boutades au nez. Il n'en est pas moins vrai qu'il avait une adoration pour Ingres, lequel n'a jamais pu travailler qu'en copiant d'après nature. Au surplus, voyant l'usage abusif qu'on faisait de ses propos subversifs, il s'en inquiéta, malheureusement trop tard, dans des réflexions comme celle-ci : "Vous savez que si les autres m'ont gratifié d'un système, moi je n'en ai pas".

    En résumé, constatons que l'immense majorité des grands artistes, dans leurs déclarations recueillies par la postérité, ont toujours recommandé l'imitation scrupuleuse de la nature. Il est arrivé à quelques-uns, j'ai cité Reynolds, Delacroix et Gauguin, de s'exprimer moins chaleureusement à l'égard de l'imitation, quoiqu'ils la pratiquassent, pour des raisons valables et explicables par certaines tendances de leur époque bien que grâce à l'ambigüité de leurs termes, leurs propos aient été détournés de leur sens à une époque où les défauts qu'ils visaient ont été remplacés par les défauts contraires.

    L'évidence, la grande Evidence des Maîtres, de leurs paroles et de leurs œuvres, se prononce donc massivement en faveur de l'imitation de la nature.

    A ceux qui la nient de la réfuter, et d'apporter une évidence plus forte.

                              L. G.

Nota : voir aussi la rubrique suivante : SUR LE TROMPE-L'OEIL

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