L'atelier d'Ernest Laurent à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts, vers 1925.

L'atelier d'Ernest Laurent à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts, vers 1925.

  A l'âge de ses vingt-ans, Léon Gard voulut intégrer l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Il y fut reçu, sous la direction d'Albert Besnard (Grand Prix de Rome en 1874) et dans l'atelier d'Ernest Laurent (Grand Prix de Rome en 1889). Léon Gard, selon sa propre expression, s'en mordit vite les doigts. Quelles que fussent les qualités intellectuelles et culturelles des professeurs qui prodiguaient leur enseignement au sein de cette école, notamment dans la personne de son chef d'atelier, Ernest Laurent, il ne voyait en eux que des produits d'un académisme décadent, théoriciens obtus et porteurs de méthodes pernicieuses. Les choses n'allant pas en s'arrangeant plus tard quand cette école, par une réaction incompréhensive à l'académisme décadent, se laissa pervertir par les théories de la peinture non-figurative, Léon Gard publia plusieurs articles pour dénoncer l'inanité de son enseignement.

  Nous présentons ici tois articles parus dans la revue Apollo en 1948 (L'Ecole des Beaux-Arts ou quand le pompier prend feu) en 1946 (Il faut décourager les Beaux-Arts), en 1949 (Du rôle de l’Ecole des Beaux-Arts) et, en index, un intéressant texte rédigé en 1924 par Léon Gard élève des Beaux-Arts faisant la critique des méthodes imposées par les professeurs.

L’ECOLE DES BEAUX-ARTS OU QUAND LE POMPIER PREND FEU

Léon Gard, autoportrait au fusain, 1947.

Léon Gard, autoportrait au fusain, 1947.

Par Léon Gard

  Il y a une sorte de gens qui passent presque toute leur vie, ou du moins toute leur jeunesse, à l’Ecole des Beaux-Arts. Ce sont ceux qu’on pourrait appeler les piliers de l’école, ceux qui font l’école ce qu’elle est, qui créent et entretiennent son atmosphère, qui sont gardiens héroïques de ses traditions, inspirateurs de monômes, chefs d’orchestre des vociférations variées qui constituent le répertoire. Malgré le côté débraillé qui, somme toute, n’est qu’un rite il ne faudrait pas les supposer dénués d’esprit solide. On les retrouve assez souvent organisateurs de réjouissances dûment payantes, trésoriers, c’est-à-dire « massiers », et vous saurez pour votre gouverne que les massiers sont des personnages presque aussi considérables que les concierges, et que, sans eux, on ne peut songer à entreprendre quoique ce soit. Il y a un massier par atelier, et un grand massier pour l’école et ce dernier s’attribue à peu près l’importance d’un secrétaire d’Etat.

  Je ne voudrais pas faire de généralités ni froisser personne, mais la plupart de ces jeunes gens qui s’incrustent à l’école, qui y sont tout, comme certains officiers au régiment qui ne pourraient rien être ailleurs, équivalent, sur le plan de l’art, à peu près au néant. A force de « remettre ça », ils arrivent quelques fois à décrocher un prix Chenavard, ou même un second Prix de Rome qui couronne leur carrière de vieux galopin conscient et organisé, et on n’entend plus parler d’eux : leur vie est finie.

  A l’époque de mes vingt ans, j’ai fréquenté cette école : c’est moi qui avais voulu y entrer, je le reconnais, mais je m’en suis vite mordu les doigts. A part quelques bonnes copies de statues, quelques bons moulages (notamment le « Moïse » de Michel-Ange me ravissait), à part certaines bonnes copies d’après Raphaël, qui me faisait tout de même rêver bien qu’elles fussent de seconde main, à part le merveilleux « Romulus vainqueur d’Acron » d’Ingres, à part les modèles vivants que je regardais comme de passionnant instruments de travail, je puis dire qu’à aucun moment je n’ai aimé l’atmosphère que les vivants, professeurs et élèves, donnaient à cette école.

  Pour le tapage et les bouffonneries, je les aurais appréciés à certains moments, car mes camarades ne manquaient pas de verve, et certains étaient spirituels, mais je ne les goûtais pas pendant les heures de travail que je ne conçois qu’en silence.

  Quant aux professeurs, je suis convaincu qu’ils étaient des ignorants et qu’ils ne savaient pas les choses qu’ils étaient censés enseigner, si j’en juge par le cas de mon propre professeur qui, pourtant, passait pour l’un des plus intelligents et des plus cultivés.

  Ce digne homme déclarait péremptoirement qu’ « on ne doit pas mettre un jaune à côté d’un rouge ». A cet aphorisme absurde, il ajoutait que « d’ailleurs, on trouve rarement ces deux tons rapprochés dans la nature ». Je jure que j’ai entendu cela de mes oreilles, et mes camarades l’ont entendu également.

  Il y avait aussi, à l’atelier, le petit bataillon de « fauves » excités par les théories modernes qui, à cette époque, étaient encore réprouvées par les professeurs, mais qui, précisément à cause de cela, passionnaient certaines « fortes » têtes, et donnaient lieu, entre élèves et patron, à des discussions animées, au cours desquelles celui-ci répliquait brillamment et avec l’autorité qui convenait, mais non sans une pointe d’indulgence pour les « révolutionnaires ». N’en avait-il pas été, lui aussi, dans sa jeunesse, avec son pointillisme pâle et circonspect d’homme qui veut prendre parti sans faire peur à personne ?

  A l’heure qu’il est, l’école de la rue Bonaparte reste rigoureusement fidèle à ses traditions : agitée, tapageuse, débraillée, se donnant des airs de ruer dans les brancards, de chambarder l’autorité, mais en réalité ne détruisant que l’art que, personne, dans cette auguste enceinte, ne songe à défendre, ponctuant toutes ces secousses sismiques pour pucerons par le chant du « Pompier », le seul principe vraiment profond de ce conservatoire de médiocrités.

  Aujourd’hui, en 1948, que les esprits attentifs ont fait justice des mômeries qui passaient, il y a quelque vingt ans, pour de l’art avancé, l’Ecole des Beaux-Arts découvre qu’il y a des gens stupides et retardataires, et se met courageusement à défendre Picasso, comme s’il n’avait pas assez de tous les appuis officiels, y compris celui du louche, international, richissime et ridicule UNESCO. On voit bien que ces excellents jeunes gens, malgré leurs airs  de tout casser, ont appris, comme de dociles perroquets, la leçon que les officiels nationaux et extranationaux ont imposée à nos universités : toutes les arguties de ces messieurs ils n’en oublient pas une : allons, ce sont de braves petits écoliers.

  Il est regrettable pourtant, qu’entre deux leçons apprises par cœur, ils ne trouvent pas le moyen de placer une once de bon sens personnel. On comprend, certes, qu’à leur âge ils soient trop ingénus pour décider si, oui ou non, Picasso est un homme sincère ou un charlatan, et, en général, trop peu avancés dans le métier pour se rendre compte s’il a jamais très bien su dessiner. Mais ils pourraient tout au moins observer qu’à toutes les époques il y eut des artistes également grands qui se situaient à des pôles opposés, et qu’il faut être un peu obtus pour imaginer que l’art moderne est fatalement représenté par une seule tendance ou par des tendance issues d’icelle.

  Si, à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris, on ne fournit aucune notion intelligible et valable de dessin ni de peinture, si l’on n’est pas capable d’enseigner l’histoire de l’art, largement, impartialement, logiquement, abstraction faite des interprétations fallacieuses de quelques messieurs fourvoyés à l’Education Nationale, il serait infiniment préférable, pour l’art français, pour l’art en un mot et aussi pour la trésorerie du pays, de la fermer purement et simplement.

  Quant au Prix de Rome, créé voilà trois cent ans par un roi de France, à une époque où, pour tous les artistes du monde, les chefs-d’œuvre de l’Italie étaient le point de mire, il n’a plus vraiment sa raison d’être dans notre IV° république, et surtout après David, Ingres, Delacroix, Courbet, Manet, Cézanne, Renoir, etc.

  Le prix qu’il faudrait créer, ce serait plutôt une bourse de voyage qui permettrait à un jeune artiste d’aller admirer à l’étranger tous les chefs-d’œuvre d’artistes français que nos gouvernements y ont laissé fuir.

  L.G.

Il faut décourager les Beaux-Arts

                           Par Léon GARD

   Le peintre Degas qui est l’auteur de la maxime ci-dessus était un esprit terriblement perspicace, et lorsqu’il dit cela on peut croire que ce n’est pas une plaisanterie.

  Certes, il ne souhaitait pas, on s’en doute, la disparition de l’art de la société, mais il constatait qu’aujourd’hui les prétendus encouragements des beaux-arts ne s’exercent pas réellement au profit des beaux-arts et ne sont, dans la pratique, que des gestes dont le seul but est de justifier un nombre excessif de différents fonctionnaires des beaux-arts, autour desquels s’agitent une cohue d’artistes sans dons, intrigants, avides de commandes et de places.

  De plus, sans l’effervescence, la vanité et l’ambition implacable des médiocres, on peut tenir pour assuré qu’il n’y aurait guère de ce qu’on appelle pompeusement « mouvements » artistiques, et s’ils disparaissaient, la raison d’être de toute une rubrique de presse dite d’information artistique disparaîtrait en même temps. L’encouragement des beaux-arts, c’est, aujourd’hui, tout cela, c’est-à-dire l’encouragement de ce qui s’oppose en fait de la façon la plus virulente à l’existence de l’art véritable.

 Enfin, l’empreinte et l’intervention d’un Etat indifférent, incapable et incompréhensif dans les questions d’art est devenue si stupidement démagogique et le problème de la vie des artistes est posée par lui avec une telle grossièreté que son attitude équivaut pratiquement à une condamnation : plus l’artiste est pur, plus il est grand, plus il est écrasé par cette machine ivre.

  La situation est si grave qu’il faut la dénoncer devant la jeunesse se destinant aux arts, qui est peut-être la partie de la jeunesse contenant ce qu’il y a de plus authentiquement enthousiaste, et nous ne devons pas permettre que l’on bafoue des qualités aussi exquises.

  Dans notre société, on fait semblant de faire risette à l’artiste, on le flatte parfois comme on flatte un cheval de l’encolure lorsqu’on suppose qu’il peut nous faire gagner la course, mais on n’a pas au fond le moindre égard ni pour son esprit ni pour sa personne.

  Les écoles officielles ou semi-officielles ? Que vous y enseigne-t-on ? Des choses que les professeurs ne savent pas eux-mêmes. Les traditions sont perdues ; les doctrines à la mode y trouvent quelque faveur avec trente ans de retard, lorsque ces doctrines commencent à s’écrouler : ainsi les écoles ne vous offrent aucune chance de réussite quelconque, ni par un enseignement profond, ni par les formules de la vogue, car les talents comme le succès s’établissent toujours en dépit d’elles et contre elles.

  Jeunes gens trop sensibles, trop nobles, trop raffinés, trop méditatifs, ne devenez pas des artistes : notre société les maudit. Elle fait plus que de les maudire : elle les loue, les caresse, en tire substance, les suce comme une orange dont on jette finalement la peau. Soyez donc diplomates, agriculteurs ou chefs de rayon, mais ne tombez pas dans la duperie de vouloir faire métier de ce qui ne peut plus en être un avec les mœurs d’aujourd’hui.

  Ne croyez pas aux phrases berceuses. Le spéculateur se cache partout : il vous sourira s’il espère pouvoir tirer quelque chose de vous, sinon, il vous écrasera. Ne cherchez point des perles pour les jeter aux crocodiles. Si vous vous sentez l’âme d’un Corrège ou d’un Rembrandt, commencez d’abord par faire taire votre âme, ce qui est un excellent exercice philosophique, et dites-vous ensuite que la plupart des gens pour qui vous alliez donner votre précieuse sueur, sinon votre sang, n’en valent pas la peine.

  Si vous voulez absolument faire des œuvres d’art pour vous, pour le plaisir, ne croyez pas qu’il soit nécessaire d’en faire toute la journée. Cela n’est même pas possible ; malgré les kilomètres de toiles peintes, dont une grande partie échoue au marché aux puces, il n’y a qu’une Joconde, et des centaines de milliers de gens se déplacent du monde entier pour la voir.

  Il faut travailler longtemps pour acquérir la science, vous a-t-on répété. Comment, alors, direz-vous, trouverons-nous ce temps, si nous devons faire un autre métier qui assure notre existence matérielle ?

  N’oubliez pas, vous répondrai-je, que dans notre art, travailler c’est souvent regarder intensément. D’ailleurs, s’il faut du temps et du travail, en faut-il autant qu’on le prétend ? Voyez le portrait d’Ingres par lui-même à vingt-quatre ans : certes, il a fait d’autres chefs-d’œuvre par la suite, mais a-t-il fait beaucoup mieux que ce portrait exécuté à vingt-quatre ans ?

  Quoiqu’il en soit, il faut s’en tirer avec les moyens du bord, c’est-à-dire opérer selon l’état actuel des choses. Pour moi, je vous propose de gagner un temps considérable : n’allez dans aucune école de dessin ou de peinture, elles sont aujourd’hui toutes exécrables et les moins mauvaises sont inutiles. Aucune d’elles n’a eu l’intelligence de réagir efficacement contre les farces de quelques malicieux personnages qui, même si leur vogue décline, même s’ils sont plus ou moins « excommuniés », pour des raisons d’ailleurs aussi bizarres que celles qui les ont élevés, ont pourtant gagné de l’argent, assuré leurs vieux jours, embouteillé les chemins pendant des années, et se moquent bien des pots cassés qu’ils ne paient pas, tout au contraire. Donc, le temps que vous aurez économisé à ne pas écouter les billevesées qu’on débite dans ces écoles, que ce soit celle des Beaux-Arts ou l’académie de M. André Lhote, ce sera déjà une excellente affaire. Ensuite, si vous êtes solidement, réellement doué, si vous aimez vraiment cela, quelques heures par semaine vous permettront, malgré tout, de vous exprimer avec plus de force que bien d’autres.

  Et vous aurez évité cette humiliation, si affreuse et si dégradante pour un véritable artiste, d’avoir à flatter tel ou tel critique ignare, mais influent, tel ou tel fonctionnaire des beaux-arts, susceptible de vous faire acheter ou commander quelque chose par l’Etat, tel ou tel marchand sans entrailles, mais à même de « s’intéresser » à votre production.

  Vous aurez acquis le droit de mépriser sereinement une société qui ne vous vaut pas, qui est féroce et grossière, alors que vous êtes généreux.

  Songez bien que la société actuelle ne mérite pas qu’on se donne, car elle-même dévore tout et ne donne rien : si vous jetez quelques rayons, que ce ne soit que malgré vous, dans la mesure où il est impossible d’être tout à fait autre que soi-même ; oui, vous avez bien compris, soyez avare de vos dons.

  Et même si ces dons  restaient en vous sans profiter à personne, dites-vous enfin que c’est la société qui y perdrait et non pas vous.

  Voilà ce que je crois nécessaire aujourd’hui de dire aux jeunes gens : en les adjurant de ne plus embrasser la carrière des arts, j’ai la conviction d’avoir défendu la cause de l’art de mon mieux.

L.G.  (article paru dans la revue Apollo en 1946)

Du rôle de l’Ecole des Beaux-Arts

                   Par Léon GARD

   (article paru dans le journal Apollo en 1949)

 « L’immoralité », a dit Napoléon, « c’est de faire un métier qu’on ne sait pas ».

  Tout homme prétendant faire un travail, doit être en mesure d’assurer qu’il est effectivement apte à le faire. Le peintre doit montrer qu’il sait peindre et dessiner. Celui qui enseigne les beaux-arts doit donner des gages qu’il sait enseigner les beaux-arts.

  Or, trop souvent, on se contente de se mettre en avant pour occuper une place, comme s’il était aussi clair que le jour qu’on est capable de la tenir.

  Dans le domaine des arts, il a été imaginé depuis des années, sous des influences diverses, dont certaines assez suspectes, qu’on ne savait pas en quoi consistait le talent, et qu’il était une énigme. Il en est résulté que, au lieu de reconnaître le talent conformément aux règles de l’art, on a pris l’habitude, en attendant que l’énigme soit percée, de le décerner selon les engouements et les intérêts : l’artiste se voit un immense talent, non pas parce qu’il l’a, mais parce qu’il désire l’avoir ; le collectionneur découvre du génie dans des tableaux, non pas parce qu’ils en contiennent, mais parce qu’ils sont sur son mur ; le marchand dit que Untel est le plus grand artiste, non pas parce qu’il l’est effectivement, mais parce qu’il a de ses œuvres en magasin.

  Pourtant, puisqu’on admet dans le principe qu’il existe des œuvres très talentueuses et des œuvres qui le sont moins, on doit ou bien s’informer des règles qui permettent de distinguer les unes des autres,  ou bien renoncer à créer une hiérarchie et des écoles, qui, sans règles, sont absurdes et odieuses.

  En fait, ces règles existent bien, et on s’ y conforme, puisque avec le temps, une sélection s’établit, qui donne naissance aux collections définitives, publiques ou privées, et réunit ce qu’on appelle les grands noms de l’art.

  Quelles sont donc ces règles ? Le jugement du temps ? Sans doute, mais le jugement du temps n’est en réalité que le jugement des hommes que le temps a amélioré de telle sorte qu’il est devenu à peu près définitif.

  Or, puisqu’on reconnaît que le même jugement des hommes en matière d’art, peut, avec l’épuration du temps, d’aveugle devenir clairvoyant, on est bien obligé de reconnaître aussi qu’on tient le jugement des hommes en matière d’art pour bon en soi, et qu’il ne devient mauvais que dans la mesure où sa nature est altérée par des circonstances momentanées. Il s’ensuit que le seul changement produit sur l’esprit des hommes par le temps étant le désintéressement, tant matériel que moral, celui-ci apparait comme la seule condition nécessaire à la plupart des hommes pour bien juger en art. Je dis la plupart, parce qu’il faut faire la part de ceux qui n’ont point l’amour de l’art, et dans les arts visuels, des aveugles par exemple, etc.

  Vu sous cet angle qui est le seul possible, le talent n’est plus une énigme :

  Le critérium du jugement en matière d’art est le choix désintéressé de l’ensemble du public aimant l’art.

  En effet, autant l’exécution d’une œuvre d’art exige des dons rarissimes et de la science, autant l’appréciation de cette même œuvre d’art ne requiert que l’amour des belles choses, lequel est peut être, avec le bon sens, la chose du monde la mieux partagée, car les sens par lesquels on goûte les belles choses ne font naturellement défaut qu’à très peu. « La puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux », dit encore Descartes, est naturellement égale entre tous les hommes. Si cette observation est juste, comme il  parait par l’autorité définitive quelle a valu à son auteur, elle confirme singulièrement notre thèse.

  Les divergences d’opinion ne seraient alors dues qu’aux rivalités, à la présomption, aux jugements hâtifs, à la pusillanimité, lesquels viennent fausser cette aptitude à bien juger. Boileau n’observait-il pas que les cabales contre Molière cessèrent à sa mort.

      « Mais, sitôt que d’un trait de ses fatales mains

      La Parque l’eut rayé du nombre des humains,

      On reconnut le prix de sa Muse éclipsée ».

  Dès lors, que faudrait-il pour obtenir régulièrement une opinion valable sur les œuvres d’art ? Rien d’autre que solliciter le jugement d’un public aimant spontanément les œuvres d’art ; un public calme, dégagé de l’irritation des journaux, de la radio, autant que de la crainte de déplaire aux détenteurs d’argent.

  Or, qui voit–on distribuer des  distinctions, des récompenses, des prix ? Des jurys, encore des jurys, et toujours des jurys. Et comment sont constitués ces jurys ? Au hasard des intrigues de gens possédant déjà des places usurpées, de la presse, de la politique, ou selon les ordres du commerce, quand ce n’est pas tout cela ensemble. C’est ainsi qu’un homme sans clairvoyance ni impartialité peut gravir un échelon, puis deux, puis trois, puis dix. Le voilà enfin académicien ou professeur, sinon l’un et l’autre sans qu’il puisse dire pour autant quelles sont les raisons d’être de cette académie dont il est membre, ni qu’il puisse enseigner vraiment quoique ce soit, puisqu’il ignore ce qu’il doit enseigner. Il lui arrive même d’appartenir à ce groupe de gens qui prétendent que le talent est une énigme, ce qui est une absurdité pour un académicien ou un professeur, cette opinion s’opposant obligatoirement à toute hiérarchie, à tout professorat. Il s’ensuit que si l’on trouve parmi les académiciens et les professeurs des hommes de talent, ils ne sont que des accidents, des exceptions confirmant la règle, et d’ailleurs impuissants à réagir contre l’incohérence tyrannique de leurs collègues.

  L’Ecole des Beaux-Arts, objet de notre enquête, n’est pas un laboratoire d’expérience, mais, par définition même, un conservatoire : elle n’est pas une société de savants ayant appris tout ce qu’on peut apprendre, et en quête de découvrir ce qu’on ignore encore, mais une société d’écoliers à qui, par conséquent, on est censé enseigner des principes déjà découverts.

  Toute la question est donc de savoir quels principes découverts enseigne l’Ecole des Beaux-Arts. Si l’on posait cette question à brûle-pourpoint, ou même en leur donnant le temps de la réflexion, à ceux qui dirigent actuellement l’Ecole des Beaux-Arts, je suis bien certain que la réponse de la plupart d’entre eux trahirait une extrême confusion. Les uns, les soi-disant « avancés », parleraient très haut, une fois de plus, d’art « vivant », ce qui n’a proprement aucun sens, car il n’y a ni art vivant ni art mort : l’art est ou il n’est pas (d’ailleurs, la qualification d’  « avancé » est fort élastique : Meissonier était convaincu que l’Institut s’était rajeuni en lui ouvrant ses portes) ; les autres évoqueraient sans doute l’art éternel, ce qui est louable, certes, mais ne définit pas un enseignement.

  Pourtant, les bustes de Poussin et de Puget ne surmontent-ils pas l’entrée de l’école de la rue Bonaparte ? Les cours, les couloirs, les jardins de celle-ci ne sont-ils pas ornés de la reproduction de la statuaire antique, médiévale et de différentes époques, dans lesquelles on retrouve un souci analogue de fixer les innombrables aspects de la beauté empruntée à la vie visible ? Des salles entières ne sont–elles pas décorées de copies d’après les œuvres de Raphael, de plusieurs autres, et d’une grande peinture d’Ingres, c’est-à-dire d’autant de maîtres parfaitement figuratifs ?

  Bref, est-ce oui ou non les principes qui inspiraient les maîtres qu’on veut transmettre aux jeunes générations ?

  Si l’on considère ces principes comme périmés à l’école des Beaux-Arts, qu’on le dise franchement et que cesse le mensonge de tous ces témoins de l’art du passé qui ne peuvent que gêner l’application des nouveaux principes, et créent l’équivoque de laisser croire qu’on reste attaché aux anciens.

  Enfin, si ce ne sont plus ces principes qui guident l’école, nous avons le droit de connaître ceux qui la guide réellement, puisque c’est nous, finalement, qui payons cette école.

  Mais peut-être aurons-nous quelque peine à les connaître, car l’académie des Beaux-Arts, à qui incombe la grave tâche d’orienter l’Ecole des Beaux-Arts, ne paraît pas très bien savoir elle-même où elle en est. Un membre de ladite académie, Monsieur Désiré-Lucas écrivait récemment des choses qui font supposer que l’institut actuel est très incertain quant à la voie à suivre. En effet, Monsieur Désiré-Lucas déclarait ici même, dans l’Apollo de juillet dernier, que s’il fallait condamner certaines exagérations de l’école moderne,  on devait pourtant se féliciter d’avoir banni de l’art « cet insupportable fini qui étouffait l’émotion ». J’avoue que je ne démêle pas, lorsque  Monsieur Désiré-Lucas avec tout son poids d’autorité de membre de l’Institut, proscrit « l’insupportable fini qui étouffait l’émotion » s’il fait allusion au fini de Raphael, d’Holbein, de Memling, d’Ingres, ou bien à celui de Meissonier, lequel était de son vivant une des gloires de ce même Institut, d’où Monsieur Désiré-Lucas lance ses foudres aujourd’hui contre le fini. Et lorsqu’il écrit encore que « l’art d’imitation devait céder le pas à l’art d’expression », veut-il dire que Van Eyck a moins d’expression que Monsieur Rouault ?

  En attendant, beaucoup d’élèves de l’Ecole des Beaux-Arts font une sorte d’œuvres dans lesquelles on cherche en vain à quels principes plastiques elles obéissent. Il est donc permis de croire que si l’on soumettait ces œuvres au suffrage de cette précieuse faculté de « bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux », que Descartes accorde à un public spontané, suffrage qui est au reste, le seul critérium possible, et tout compte fait, celui de la Postérité, ces œuvres dis-je, n’en recueilleraient aucune approbation.

  En résumé, l’Ecole des Beaux-Arts n’a lieu d’être que dans la mesure où elle transmet des principes éprouvés : or, il ne parait pas qu’elle transmette rien de pareil, ni que, de plus, ses dirigeants soient à même de définir ce qu’ils  enseignent.

  On est donc en droit de demander jusqu’à quel point les personnes chargées par le gouvernement d’enseigner les Beaux-Arts à l’Ecole des Beaux-Arts, savent le métier qu’elles font, et par conséquent, pour reprendre la formule de Napoléon, jusqu’à quel point elles ne tombent pas dans l’immoralité.

                                    L.G.

Contre une méthode imposée par un professeur

Léon Gard, autoportrait, 1925.

Léon Gard, autoportrait, 1925.

 Par Léon Gard, élève des Beaux-Arts (texte rédigé en 1924)

  [...] (La première page de cet article est perdue)

  Puisque chacun préconise une méthode, soit qu’il l’ait créée, soit qu’il l’ait adoptée, qu’on nous permette non pas de dire quelle est la nôtre, car nous n’en possédons point, mais d’exposer seulement notre point de vue.

  En art, il y a moins de théorie valable que des individus plus ou moins doués. Ceci posé, la grande préoccupation de l’enseignement des professeurs nous paraît une invention superflue, et d’ailleurs moderne.

  Pourquoi un professeur nous oblige-t-il à entreprendre, continuer, finir un travail de telle façon et non d’une autre ? C’est, dit-il, pour dégager notre personnalité. Cela semble paradoxal. Le professeur permet telle sorte de travail, défend par contre tel exercice, et tout cela pour nous permettre d’être nous-mêmes : singulière logique !

  Notre époque a le souci angoissé du développement de l’individualité. Ce souci est bien vain puisque rien ne saurait remédier à la parcimonie avec laquelle Dieu donne aux hommes des poètes, des peintres, des architectes et des musiciens. Cependant, elle a créé un personnage propre à rendre encore plus douteux les résultats de ses espérances admirables. Elle a créé le professeur.

  Certes, il y a toujours eu des gens qui donnaient plus ou moins des leçons de dessin ou de peinture, mais nous ne trouvons pas qu’ils aient d’utilité, sauf pour les artistes amateurs désireux de se délasser en taquinant un peu les Beaux-Arts.

  Nous voulons dire que ce qu’on appelle méthode ne peut guère s’appliquer qu’à des personnes sans tempérament d’artiste. Cependant, il n’est pas aujourd’hui de petit professeur qui ne soit convaincu de son importance.

  Un homme qui fit quelque bruit par ses conceptions de l’enseignement n’hésitait pas à écrire  ces lignes :

  « Les maîtres de l’art enseignent par leurs œuvres. Les professeurs par la parole et la méthode. »

  Déjà ce ton d’égal à égal nous paraît bien présomptueux. Poursuivons son idée :

  « Raphaël, ce maître entre tous, exerce et exercera toujours, par ses ouvrages, une influence magistrale. Toujours ses chefs-d’œuvre seront consultés, étudiés, et donneront à tous les plus hautes leçons. Mais, Raphaël était-il professeur dans l’acception réelle du mot ? »

  L’acception réelle du mot : voilà bien le sens moderne de l’enseignement dont nous parlions.

  «S’occupait-il avec un soin attentif, assidu, d’instruire, de former des élèves en vertu de principes réfléchis ? Il est difficile de le croire, si on songe aux préoccupations qui devaient absorber ce grand esprit, ainsi qu’au temps si court mesuré à sa merveilleuse fécondité. »

  C’est avec quelque ironie que l’on voit louer, chez Raphaël, la rapidité dans la possession de sa maîtrise par un homme qui n’a pas inventé moins de cinq périodes d’enseignement dont chacune représente trois ou quatre ans de persévérance. Il est probable qu’à son époque il n’aurait jamais pu considérer un « gamin de trente ans », ainsi qu’on dirait volontiers dans notre gérontocratie, comme un grand esprit. Ainsi vont les hommes et leurs préjugés : ils regardent le passé et le présent avec des yeux différents.

  Notre professeur continue :

  « Selon toute probabilité, Raphaël accueillait les jeunes gens… »

  L’auteur semble oublier que Raphaël était lui-même un jeune homme et qu’il accueillait quelques fois des élèves plus âgés que lui.

  « … les jeunes gens qu’attirait le prestige de ses œuvres et de sa gloire, avec la grâce et l’aménité de sa nature d’élite… Certes, c’était bien là l’enseignement tel qu’il est conçu, ambitionné par le plus grand nombre. Et pourtant, l’école de Raphaël, comme celle de la plupart des artistes très illustres absorbés dans l’admiration du maître, a manqué de virtualité propre, de puissance d’initiative. Jules Romain lui-même, malgré son admirable organisation, n’a été qu’un brillant reflet ».

  Toute la suffisance du professeur éclate dans ces propos orgueilleux. Jules Romain, tout brillant reflet qu’il était, est resté une étoile suffisamment éclatante pour faire pâlir sans peine tous les meilleurs élèves de l’ambitieux professeur.

  D’autre part, si de grands talents de second ordre se sont un peu trop façonnés au génie d’un maître, ils n’en furent pas mal récompensés par la postérité. Ils comprenaient qu’il valait mieux subtiliser quelques plumes à l’aigle que de voler lourdement comme un canard. Et cela est si vrai que chaque fois qu’ils perdirent le grand astre autour duquel ils gravitaient, ils dégringolèrent des altitudes ou ils essayaient d’évoluer avec lui.

  Il ne faut critiquer la grande influence des maîtres qu’avec prudence. Rappelons Poussin et Ingres, tous deux fortement inspirés de l’antiquité et de Raphaël. Le chef-d’œuvre d’Ingres : « Romulus vainqueur d’Acron », est presque du Raphaël pur. La liste des grands artistes qui s’imprégnèrent de Rubens est immense : Van Dick, Joardens, Gainsborough, Romney, Wateau, Boucher, Coypel, Fragonard, Delacroix, Gros, Renoir. Peut-on croire que l’ascendant de professeurs si « professeurs » doit donner à l’art des noms l’emportant sur ceux que nous venons de citer ? A une époque qui possédait de vrais génies (Manet, Degas, Renoir), des mains de ces apôtres de l’enseignement, malgré la délicatesse de leur culture, la finesse de leur intelligence, il n’est sorti aucun grand artiste. Pourquoi ? Parce qu’une nature exceptionnelle va d’instinct à une autre nature exceptionnelle. Le professeur ne peut qu’inspirer méfiance aux individualités fortes. On sait trop bien que lorsqu’ils n’imposent pas leur personnalité, ils imposent cependant leurs conceptions personnelles. Et c’est une conception personnelle des plus tyranniques que de dire par exemple à un élève ; « ce n’est pas encore le moment pour vous d’étudier les maîtres, car ma méthode s’y oppose ». Si un jeune artiste est tenté par les maîtres, s’il ressent le besoin de communiquer plus étroitement avec eux, il y a là une loi d’attirance contre laquelle il est fâcheux de lutter : l’élan spontané n’est-il pas la marque de l’art tout entier ?

  Les maîtres offrent à l’artiste qui a recours à eux l’exemple de leur talent, c’est-à-dire des réalités. Si ces réalités ne sont pas toutes d’égale utilité, du moins leur valeur est-elle tangible. Le professeur n’offre pas, lui, l’exemple de son talent, puisqu’il en est dépourvu.

  Par contre, il suggère des tournures d’esprit ou des procédés pratiques dont il ignore la portée, car il n’est pas lui-même un homme d’expérimentation. S’il s’est heurté à des problèmes, il n’est pas arrivé à les résoudre, ou, ce qui est pis, il croit y être arrivé. Pour avoir de l’art une expérience professionnelle, il faut posséder les attributs de l’artiste. Pourquoi offrir à un jeune artiste les fruits dérisoires d’un talent médiocre et par conséquent d’une expérience pauvre ? Cette question, le professeur intégral qui n’a que des illusions à offrir à ceux qui viennent à lui, devrait se la poser.

  Au lieu de discuter sur l’utilité artistique des gens enseignants, rendons plutôt tout le crédit aux maîtres dont l’influence ne sera jamais funeste aux véritables artistes.

  Supposons maintenant que l’artiste ne trouve point de maître à sa convenance. Doit-il aller à l’aventure, sans guide, sans conseil d’aucune sorte ? Nullement. On dit souvent que l’expérience des autres ne sert à personne. Il y a là une nuance à établir. Les conseils qu’on reçoit périodiquement d’un professeur paraissent toujours importuns et pesants, lourds et indiscrets. Par contre, l’avis que l’on recherche est rarement inutile, même si on ne le suit pas. Il existe quelques personnes douées de goût. On s’adresse à l’une d’elles et on lui dit à peu près : Veuillez être assez bon pour examiner mon travail et me dire ce qu’il vous en semble. La personne dira son opinion, laquelle sera quelquefois très différente de la vôtre, mais, avec les points de vue qu’elle peut vous découvrir, vous aurez fait l’expérience de cette chose inestimable : l’impression produite de vos efforts sur le jugement et la sensibilité d’un être intelligent.

  Le véritable artiste a toujours conscience de ce qui lui manque et, spontanément, va tout droit vers ceux qui pourront le guider. Il y autant d’insuffisance à être constamment satisfait que de ne pouvoir faire un pas sans le secours d’un guide.

  Le véritable talent seul peut vivre et il vivra toujours. Un  don du ciel, une si grande chose, ne saurait dépendre d’une autre qui est si petite : une méthode, aussi intelligente soit-elle. Le professeur ne sera jamais l’animateur qu’il voudrait être. Le feu sacré se joue de ses efforts et personne ne saurait ni l’animer ni l’éteindre.

  Lecocq de Boisbaudran dont nous commentions plus haut l’opinion, était malgré sa valeur, tombé dans l’erreur que nous dénonçons.

  Lui aussi croyait avoir trouvé la bonne méthode, qu’il basait on ne sait pourquoi, sur le dessin de mémoire, lequel représente seulement un côté de la peinture. La mémoire ne fournit jamais qu’un à peu près. Comme l’ à-peu-près en art est une solution commode, les artistes doués d’une bonne mémoire — j’entend une mémoire scrupuleuse — ont souvent une fâcheuse tendance à abuser de ce laisser-aller qui a nui plus d’une fois à de grands artistes. Quand on constate chez l’un d’eux une défaillance, il est rare qu’elle ne provienne pas d’une insuffisance de contrôle sur la nature. Les fautes de dessin et le manque de caractère ont toujours cette cause. L’harmonie aussi en souffre fréquemment. Par contre, on sait que certaines créations particulièrement exquises de Rubens, par exemple, dont la mémoire était prodigieuse pourtant, sont dues à des modèles familiers et pleins de bonne volonté.

  Si l’on examine un dessin de mémoire fait sous le rapport de l’exactitude pure on est frappé, même s’il est réussi, de l’impression de peine et de gaucherie qui  s’en dégage, sans parler des erreurs fatales. Si le dessin est fait, comme certains en témoignent, avec quelque assurance et quelque liberté, c’est qu’il comporte un sujet traité préalablement d’après nature et longuement étudié. Cet exercice est donc sans grande portée pratique puisqu’on ne l’exécute que par suite d’un travail direct et prolongé, et non après une observation rapide et uniquement visuelle.

  La mémoire peut rendre des services appréciables, mais il ne faut pas lui faire la part trop belle : c’est une collaboration modeste, pas davantage. Il est relativement aisé avec un souvenir  —ce qui ne ressemble en rien, ni de loin, ni de près au talent — d’obtenir des résultats approximatifs, tandis qu’il sera toujours très difficile, même au plus exercé, de produire une œuvre d’art.

  Nous ne voudrions pas qu’on nous crût hostile à la culture et à l’entretien de la mémoire, mais nous ne saurions nous associer à l’approbation du dessin de mémoire méthodique et rationnel : vu sous cet angle, nous croyons en avoir montré les côtés un peu vains et les habitudes d’insuffisance qu’il peut donner. Il tourne souvent aussi à l’état d’intransigeance insupportable chez ceux qui en sont férus.

  L’Institut approuva la méthode de Lecocq de Boisbaudran dans un rapport signé « Horace Vernet, Auguste Couder et Robert Fleury ». Constatons que ce sont là des noms qui n’ont plus aujourd’hui l’autorité qu’ils avaient alors. Comme approbateur privé, la méthode ne rencontra de personnalité valablement éminente parmi les peintres qu’Eugène Delacroix. Delacroix qui travaillait beaucoup de souvenir nous aurait bien surpris en n’encourageant pas un procédé qui flattait son point de vue. En revanche, Ingres garda le silence.

  Lecocq de Boisbaudran avait reçu une assez mauvaise éducation artistique et sa faible réussite dans les Beaux-Arts lui parut venir de ce fâcheux début. Partant de cette erreur fondamentale, il établit toute sa carrière de professeur, et sa fausse compréhension du vrai talent lui faisait dire souvent qu’un artiste peut toujours, avec du courage, se dégager de la voie mauvaise où sa jeunesse a pu s’égarer. Nous croyons, nous, qu’un réel tempérament ne saurait s’engager dans un chemin dangereux au point de compromettre un génie qui sait trop bien ce qu’il désire, et quand l’individualité est puissante, elle n’a point tant besoin de guide pour lui signaler le danger. Une méthode s’adressant à de vrais artistes, c’est-à-dire des êtres qui portent tout en eux, prétend à une importance un peu ridicule : elle est la consolation de ceux qui prennent le procédé pour le talent.

  Nous avons pris ici pour objet de notre critique particulière la méthode de Lecocq de Boisbaudran ;  si nous l’avons choisie entre toutes, c’est parce qu’elle est parmi celles qui sont les plus dignes d’être examinées, auxquelles les esprits intelligents sont le plus sensibles et par cela même, parce qu’elle est plus tyrannique qu’une autre.

  Si l’on se risquait à tracer à un jeune artiste un programme non pas professionnel, mais d’ordre général, nous aimerions à ce qu’il ressemblât un peu à celui-ci : travailler sans cesse pour atteindre le but qu’on s’est proposé et qui nous a été indiqué le plus simplement du monde par nos attirances spontanées. Ensuite, pour cultiver l’excellence du jugement, s’efforcer d’éviter les exagérations, afin de ne pas tomber trop souvent dans des élans insignifiants et sans profit ;  se soustraire à la suggestion enfin, et ne pas se mettre à la remorque d’opinions impersonnelles ; se méfier toujours d’un premier jugement, surtout quand il est rapide. Garder une réserve, une fierté incorruptible vis-à-vis de tout ce qui ne nous paraît pas très purement beau. Cependant, avant de se laisser aller à une critique trop sévère, ne jamais manquer de nous demander si nous ne méritions pas pire, car il est fâcheux de censurer d’une certaine façon un talent qui nous est supérieur : nous tomberions alors dans le défaut du professeur qui ne peint ni ne dessine très bien, mais n’hésite pas à trancher en maître devant certaines hardiesses de Rubens ou certaines négligences de Delacroix.

  Pour terminer ces indications très brèves, disons que tout homme est sujet au découragement, au doute, à la fatigue. A ces moments pénibles, qu’il aille voir les Maîtres, ils lui diront qu’eux aussi ont eu leurs heures de lassitude, mais qu’il ne faut point s’arrêter.

  Certains estiment qu’on peut être à la fois partial et très bon peintre et que, somme toute, au point de vue de l’art, il est préférable de faire d’excellents tableaux que d’avoir un bon discernement et un jugement sans parti  pris. D’aucuns prétendent même qu’il faut être partial pour être personnel dans ses œuvres. Nous ne partageons point cette opinion, la partialité n’appartient pas plus au talent que l’impartialité n’appartient à la médiocrité. Nous croyons que la moralité artistique est plus difficile à atteindre que le talent proprement dit : l’éducation s’acquiert alors que le talent est ou n’est pas. La moralité artistique ne remplace pas le don naturel, mais si l’on possède ce dernier, on a les éléments nécessaires pour devenir quelque chose de supérieur à un vulgaire homme de talent. Les œuvres seules nous intéressent, dira-t-on. Précisément, il nous apparaît que les œuvres de l’homme soucieux d’impartialité sont imprégnées souvent d’un charme à la fois sévère et plein de fraîcheur qui ne saurait nous laisser indifférent. Ce charme provient de ce que la diversité des admirations rend difficile et réfléchi : elle incite à une grande exigence vis-à-vis de soi et à une grande simplicité dans le moyen d’expression.

  Nous n’avons pas soufflé mot du métier. Nous admettons pourtant que quelques conseils techniques sont indispensables, mais cette première initiation demande si peu de temps par rapport au travail à fournir ensuite que nous ne voyons pas l’utilité d’en parler. Michel-Ange lorsqu’il peignit le plafond de la Sixtine avait ignoré jusqu’alors la pratique de la peinture à fresque. Personne, sans doute, n’oserait mettre son nom à côté de celui-là, cependant nous pouvons puiser en son exemple un jugement en faveur de l’instinct. Nous laisserons donc se récrier ceux qui ont mis toute une vie à prouver leur impuissance par insuffisance de dons naturels et nous les comprenons aisément de n’admettre pas volontiers qu’on apprenne si vite ce qu’ils ne sauront jamais très bien.

  Comme conclusion, nous formons le vœu qu’on laisse les jeunes artistes libres de diriger leurs pas ou bon leur semble : soit sur les traces d’un maître qui les attire, soit vers l’inconnu et pour obéir à la voix impérieuse qui parle en eux.

L.G. (Décembre 1924)

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