Toujours à l’affût de tout ce qui a pu entraîner l’art dans ce qu’il estime être une dérive depuis l’Abstrait et le Cubisme, Léon Gard analyse ici les écrits de Paul Gauguin dans ce qu’ils ont de mal assurés et de dangereux pour ses suiveurs. D’ailleurs, Gauguin lui-même était conscient de la dangerosité de ses propos « pour ceux qui ne les comprendraient qu’à moitié » (sic)

HERITAGE DE GAUGUIN

Paul Gauguin, autoportrait.

Paul Gauguin, autoportrait.

                (Par Léon Gard)

  Le groupe dit de Pont-Aven est sorti tout entier de cette recette de Gauguin : « Comment voyez-vous cet arbre ? Vert ? Mettez donc le plus beau vert de votre palette ; et cette ombre ? Plutôt bleue ? Ne craignez pas de la peindre aussi bleue que possible. » Divers mouvements qui ont succédé eurent encore pour point de départ des paroles de Gauguin : « Ne copiez pas trop d’après nature. L’art est une abstraction. » Et encore : « Vous connaissez depuis longtemps ce que j’ai voulu établir : le droit de tout oser. » On est confondu de voir que des mouvements picturaux célèbres aient été suscités par des propos aussi sommaires. Mais à la réflexion, on s’étonne moins ; les formules de Gauguin offrent le genre de séduction qui agit le plus sur les gens : faciles, grandiloquentes, puérilement révolutionnaires, elles flattent ce penchant des hommes pour les recettes mirifiques, en même temps que leurs instincts de garnements déchaînés qui se saoulent d’indiscipline.

   Je ne prétends point que Gauguin n’était pas un grand artiste, ni que ses idées étaient absurdes et charlatanesques. Il était magnifiquement doué, et la plupart de ses œuvres sont belles. Quant à ses idées, je les crois remarquables et contenant toujours une part de précieuse vérité. Malheureusement, elles étaient si médiocrement exprimées qu’elles créent facilement l’équivoque. Elles furent surtout maladroitement interprétées par des suiveurs qui en firent des axiomes à la fois pédants et bornés et dont on sait très bien qu’au fond du cœur il se moquait. Non, je ne fais pas le procès de Gauguin, et surtout celui de ses chefs-d’œuvre. Mais je veux souligner que de l’immense tourbillon des manifestations picturales tapageuses de ces quarante dernières années, il ne reste de valable qu’un petit nombre d’œuvres individuelles, c’est-à-dire qui sont le fait, non pas des idées, mais des dons : car ce ne sont pas les idées sur la peinture qui font de bons tableaux, mais le don qu’on a reçu de savoir peindre.

   Qu’on n’abuse pas de cette profession de foi pour me faire dire que je nie l’enseignement : je le respecte au contraire infiniment. Rien n’est plus souhaitable qu’un enseignement sain.

  Certes, encore une fois, la première condition est d’être doué, car à quoi bon cultiver un terrain stérile ? Néanmoins, aussi doué qu’on soit, une indication judicieuse peut éviter ou faire vaincre une difficulté, ou raccourcir la route. Par contre, je suis épouvanté à l’idée des ravages que provoque un enseignement à la fois confus et subversif. Prêtant à l’équivoque, il ne transmet pas aux véritables intéressés ce qu’il peut contenir d’utile, tandis qu’il devient fallacieux pour les autres et fait naître des ambitions présomptueuses et folles dans les esprits les moins organisés, parfois, pour la production d’une œuvre d’art, en leur faisant croire à une formule-clé qui ouvre tout. C’est ainsi que pour un seul homme de talent, on voit proliférer à côté des écoles, des groupes, des tendances qui n’offrent qu’un vain et désolant tumulte.

   Peut-être ne faut-il pas s’attrister outre mesure sur les erreurs et les désordres acquis : ils portent leurs enseignements, ils nous montrent ce qu’il faut éviter.

   Il est évident que si Gauguin avait été plus intelligible dans l’énoncé de ses principes et si, étourdiment, avouons-le, il ne les avait pas proposé comme devant détruire les conceptions passées, y compris l’Impressionnisme, nous n’aurions pas connu cette longue époque où régna la tyrannie du saugrenu, c’est-à-dire, selon les définitions imprudentes de Gauguin : « le droit de tout oser ». Je ne m’attarderai pas sur la question de savoir si notre sens critique s’est mieux aiguisé au spectacle d’expériences absurdes, s’il nous fallait cette épreuve pour nous inspirer un élan plus vif vers le vrai. Ce que je sais, c’est que nous avons été longuement opprimés par une atmosphère d’aberrations, et que nous serons heureux d’en sortir.

   Il nous faudra donc, bon gré mal gré, réfuter ceux qui, à tout propos, brandissent Gauguin, son appel à la transposition, à la déformation, au droit de tout oser, etc.

   Mais venons à la fameuse théorie des couleurs. Elle se résume ainsi : si vous avez un vert moyen, un bleu moyen, mettez un vert vif, un bleu vif. Quoi, est-ce là tout ? Mais oui, c’est tout. Il s’agit, en somme, de monter tous les tons afin d’obtenir une sonorité plus grande, mais en maintenant la même harmonie entre eux. Le précepte est d’une application facile, trop facile, hélas ! C’est pourquoi tant de gens l’ont adopté, et pourquoi les résultats furent mauvais : on montait bien les tons tant et plus, mais on maintenait rarement l’harmonie entre ces tons, car pour cela il fallait être Gauguin, ou l’équivalent. Considéré dans l’abstrait, ce précepte a ceci de juste qu’il nous rappelle qu’il y a une loi de l’harmonie des couleurs établissant que, quel que soit le sujet d’une peinture, elle doit être au premier abord harmonieuse par ses couleurs : ainsi, il est bien vrai que le vitrail, œuvre de couleur par définition, prend toute son éloquence à une distance où l’on ne distingue plus que le jeu des couleurs. Mais le précepte a ceci de faux qu’il ne voit que la sonorité et néglige un côté considérable de la peinture : la finesse des rapports entre les tons fort peu colorés, et ce genre de jouissance est détruit si d’un gris bleu vous faites un bleu ; que deviendraient avec la théorie de Gauguin les merveilleux gris de Corot ? Le précepte a encore ceci de faux qu’il laisse croire trop volontiers qu’il suffit de tout barbouiller de couleurs vives pour faire œuvre de peintre. Gauguin donnait une licence sans y joindre le moyen de contrôle.

Non seulement il ne le donne pas mais encore il le supprime en décrétant qu’on a le droit, bien plus, le devoir de déformer la nature, et que, par conséquent, la copie est condamnable. Là, le conseil devient tout à fait exécrable. Il n’est aucun cas, en effet, où il ne soit pas excellent de copier littéralement la nature, même pour celui qui exerce un art ne consistant point dans sa reconstitution, par exemple, un architecte, un décorateur, un tapissier, un verrier, etc. Il n’est pas un morceau de nature quel qu’il soit qui n’offre un parfait exemple d’harmonie des couleurs, de lignes, de volumes. Donc, plus un artiste est appelé par sa spécialité à ne pas faire œuvre d’imitation absolue, plus il lui est salutaire d’exécuter des copies d’après nature, afin que son souvenir soit bien imprégné des grandes lois qu’il lui faudra appliquer avec maîtrise. Il doit transposer et, pour transposer, il lui faut d’abord parfaitement « jouer » dans le ton original. Quant au genre de peinture qui consiste à imiter littéralement, c’est certainement le plus ardu qui soit, car il ne laisse guère place à la fantaisie, laquelle est souvent synonyme d’accommodement.

   Mais lorsqu’on imite exactement, diront certains, que devient la personnalité ? La personnalité, dans ce cas, répondrons-nous, est pour le moins dans la technique, laquelle varie avec chaque artiste, comme varie son écriture. Copiez un morceau de littérature scrupuleusement, phrase à phrase, mot à mot, sans omettre un accent, ni une virgule : ne verra-t-on pas cependant par votre écriture que la copie est de vous ? Evidemment, la comparaison est valable à ceci près qu’alors que la copie de la page d’écriture est facile et banale, il devient au contraire original et savant de copier l’œuvre de Dieu : les prodigieux portraits de Memling, Fouquet, Van E yck, Rogier Van der Weyden, étaient-ils oui ou non des copies exactes ? Sont-ils oui ou non des œuvres originales ?

   Quant à vouloir créer un monde à part, en marge ou en dépit du réel, c’est une entreprise orgueilleuse, aussi impuissante que la Tour de Babel à s’élever jusqu’aux cieux : cela finit toujours par la confusion des langues.

  Au lieu d’apprendre à mépriser et à torturer cette réalité dont nous tirons pourtant tout ce que nous sommes, nous devrions plutôt nous efforcer de la mieux regarder, de la mieux comprendre. Elle est plus généreuse que nous : quand nous l’injurions, elle nous fait vivre ; que serait-ce si nous l’aimions ?

Paul Gauguin, Fleurs dans un vase.

Paul Gauguin, Fleurs dans un vase.

A propos de l'exposition Picasso au musée de Montpellier en 2018

Cabanel (1823-1889), autoportrait en 1840 (46 X 33 cm)

Cabanel (1823-1889), autoportrait en 1840 (46 X 33 cm)
"Tout à coup mon œil se fixa sur un point tout à fait désharmonieux. Une petite toile représentant une tête de jeune homme, joli garçon comme un merlan. Stupidité et fatuité. Cabanel peint par lui-même."


                                 Par T.G.



  Dans sa jeunesse, Gauguin visite le musée de Montpellier construit et donné à la ville avec toute la collection par le peintre Fabre, puis par le peintre Bruyas(1). Gauguin y admire des oeuvres de Giotto, Raphaël, Courbet, Delacroix, Corot, Chardin, Ingres, etc.

  Au milieu de toutes ces merveilles, son oeil se fixe sur "un point tout à fait désharmonieux", selon ses propres mots : un autoportrait de Cabanel. La sentence est claire, précise, Gauguin ne va pas chercher midi à quatorze heure : "désharmonieux". Voilà comment un grand peintre juge un peintre de dixième ordre bien que très célèbre et très prisé en son temps.

 Longtemps après Gauguin, au XX° siècle, des critiques et des historiens d'art ont affecté de mépriser Cabanel (qui n'en méritait peut-être pas tant) et les peintres académiques que leurs prédecesseurs encensaient. Les ont-ils méprisés pour les bonnes raisons ou pour des raisons plus ou moins "à côté de la plaque" comme le font la plupart du temps ces gens-là, en suivant le courant de la mode ?

  Cabanel, Bouguereau, Meissonier, Gérôme, Bonnat, ces peintres académiques adulés en leur temps, au détriment de leurs contemporains impressionnistes, sont "désharmonieux". Voilà, c'est à peu près l'essentiel de ce qu'il y a à en dire pour leur condamnation.

  Gauguin retourne voir ce musée bien des années plus tard en compagnie de Van Gogh. Stupéfaction! "La plupart des dessins anciens avaient disparus, et de toutes parts à leur place des acquisitions de l'Etat, 3° médaille. Cabanel et toute son école avait envahi le musée."

  Qu'aurait dit Gauguin en voyant le musée de Montpellier envahi par Picasso à l'occasion d'une énième exposition de ce peintre ? Sans doute, aurait-il dit "désharmonieux" — quoique dans un tout autre genre.

  Mais il est probable qu'il aurait dit davantage en reconnaissant chez le peintre espagnol le résultat néfaste de ses propos à lui, Gauguin, détournés, extrapolés de la plus horrible des façons, des propos dont Gauguin lui-même avait conscience qu'ils étaient "dangereux pour ceux qui ne les comprendraient qu'à moitié".

  Gauguin n'aurait-il pas , à plus forte raison, dit de Picasso ce qu'il disait de Cabanel :

  "Je l'ai haï de son vivant, je l'ai haï après sa mort et je le haïrais jusqu'à la mienne" ( Paul Gauguin, Avant et Après ).

Note 1 : Dans Avant et Après , soit mauvaise orthographe de la part de Gauguin, soit mauvaise lecture de la part des éditeurs, on lit "le peintre Brias". Il s'agit sans aucun doute du peintre Alfred Bruyas (1821-1877)

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En rapport avec Gauguin, voir SUR LES NABIS

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