Cézanne est un des plus grands peintres de son époque, mais sans doute est-il aussi encore aujourd’hui le moins compris, celui sur lequel il y a encore beaucoup à apprendre et surtout à DÉSAPPRENDRE. Une meilleure connaissance de ce peintre permettra de corriger les erreurs pour ne pas dire les aberrations qui ont conduit après lui à l’anarchie de l’art moderne.

  Léon Gard est souvent revenu dans ses articles sur le cas très spécial de ce peintre à part. Il s'est attaché à montrer en quoi résidaient ses grandes qualités, mais aussi ses lacunes qui ont fait dire et faire tant de sottises en son nom.

  Trois articles de Léon Gard sont ici présentés.

Clémenceau, Claude Monet et Cézanne

Cézanne par lui-même (1885-86)

Cézanne par lui-même (1885-86)

  Par Léon Gard  

  Dans le livre de Geffroy sur Claude Monet, l’auteur évoque la scène où se trouvaient réunis à Giverny chez Claude Monet : Rodin, Clémenceau, Octave Mirbeau et Gustave Geffroy. Monet avait invité spécialement Cézanne pour lui faire rencontrer ces personnes amies. Geffroy exagère, sans doute, la naïveté de Cézanne en lui faisant dire, les larmes aux yeux : « Il n’est pas fier, Monsieur Rodin, il m’a serré la main, un homme décoré ! » C’est ridicule et c’est faire de Cézanne un « minus » qu’il n’était en aucune façon. La vérité a dû être un peu modifiée par Geffroy pour accentuer la drôlerie, mais la psychologie de Cézanne n’y est pas. Cézanne aimait bien Clémenceau dont les réparties à l’emporte-pièce devaient le ravir. Mais il n’était plus d’accord, lui si chrétien, avec l’anticléricalisme de Clémenceau. « Je suis  faible », disait-il. « Seule l’Eglise peut me protéger.» Ce qui est la réflexion d’un grand chrétien, bien digne de Cézanne.

  Mais ce que Geffroy ne dit pas, c’est que Monet, au déjeuner, ayant fait un petit discours qui était l’éloge de Cézanne, celui-ci réagit d’une façon inattendue et lui dit, navré : « Vous aussi, Monet, vous vous moquez de moi. » Il partit, furieux. On a le cœur serré de cette scène. Il est évident que Cézanne, ultra-sensible, avait dû beaucoup souffrir dans sa vie : être toujours recalé au Salon de Bouguereau et essuyer une pluie de sarcasmes qui avait déséquilibré son humeur. Pour nul qu’il soit, du point de vue artistique, le roman de Zola (« L’œuvre »), lui fit beaucoup de peine du point de vue sentimental, car l’auteur présente son ami sous les traits d’un pauvre raté : Zola manqua de discernement au point d’envoyer son livre à Cézanne, ce qui rendit leur brouille définitive. Son époque a écrasé Cézanne de toutes les façons. D’un mot, il dit tout le drame : « Ce serait drôle, qu’un jour j’atteignisse les sommes de Bouguereau et de Meissonier. » La vérité lui paraissait invraisemblablement belle, car la vérité de l’Histoire est que Bouguereau et Meissonier se sont effondrés et que Cézanne triomphe comme le plus grand peintre de son temps.

  Hélas ! qu’on eut aimé moins de souffrances, moins d’amertume envers la critique d’art ! « Un jour, disait-il, elle me couvrira d’éloges aussi sots qu’elle me lapide aujourd’hui des plus absurdes méchancetés. Je ne lui en veux pas, je ne la lis plus. » A quoi Emile Bernard répondait : « Attendons que quelques toiles de vous se vendent un bon prix : ce sera le suprême argument pour une société qui ne connaît pas l’art, et vos compatriotes vous élèveront une statue ou vous salueront bien bas si vous êtes vivant. » Cézanne n’avait que mépris pour les aixois ! « Tous mes compatriotes sont des culs (sic) à côté de moi. Je les méprise tous. » Cette appréciation pour le moins brutale donnera une idée de l’emportement du caractère cézannien, mais aussi de l’injustice et de l’incompréhension qui l’entouraient.

  On a dit beaucoup de choses tendancieuses sur Cézanne : notamment on s’est plu à en faire une espèce de fou-naïf. Les littérateurs s’en sont donné à cœur-joie avec ce sujet en or. Leurs notes, quand elles sont honnêtes et exactes (Gerstle Mack), ont toujours un intérêt documentaire, mais leur façon d’expliquer le caractère et la peinture de Cézanne échoue invariablement. On doit faire une exception pour Emile Bernard, qui connut Cézanne intimement et parle de lui en termes humains. Dans son livre « Sur Paul Cézanne » (Venise 1925), Emile Bernard, sans comprendre un esprit aussi extraordinaire, surtout à son époque, écrit ces lignes pleines de bon sens et, malheureusement, d’actualité :

  « Il me reste à flétrir les honteuse imitations de ce maître, les difformités commises en son nom, l’incompréhension totale de ses intéressés pasticheurs. Ceux qui l’ont compris doivent être loués. Mais combien sont-ils qui ont consenti à étudier cette œuvre et à y voir autre chose que des anomalies ? C’est ainsi qu’il est devenu de mode de mettre les compotiers de travers, d’imiter les serviettes de bois (mais n’est-ce-pas Gogol, dans son livre « Les Ames mortes », qui parlent de serviettes bourgeoises si épaisses et si bien repassées qu’elles sont comme des planches ?), de n’avoir point d’aplomb dans un verre et de heurter des pommes plates sur des fonds à fleurs. Les uns n’ont vu en Cézanne que brutalité, ignorance, gaucherie, tons ardoisés, gâchis de pâte, et se sont évertués à ces désastreuses illusions ; les autres n’ont considéré en lui qu’un révolté et ont rêvé de l’être davantage. Peu ont vu sa sagesse, sa logique, son harmonie. » (Emile Bernard : « Sur Paul Cézanne »)

  Mais les altérations les plus graves sont les contresens théoriques par lesquels on veut faire de Cézanne le précurseur du Cubisme. On ne voit pas sur quoi se fonde cette affirmation : les œuvres et les propos de Cézanne, lesquels sont remplis de l’adoration pour la nature…  ou les principes de Guillaume Apollinaire, le père du Cubisme (« Les peintres cubistes ») où il énonce, au contraire, comme loi fondamentale une haine farouche pour la nature ? On se demande donc pourquoi l’on a répandu cette légende, sinon parce qu’il fallait au Cubisme un précurseur de grande envergure : d’où la nécessité de montrer Cézanne comme un être incohérent qui ne savait pas au juste ce qu’il était… et le besoin de soutenir l’idée que ce qu’il portait en lui était exactement le contraire de ce qu’il croyait.

  Il a été de mode de montrer les artistes comme des animaux de foire, des ours dansants, incapables de s’analyser, et dont les véritables intentions sont devinées par les critiques d’art et les faiseurs de livres avec une merveilleuse perspicacité. C’est forcer les choses et témoigner de beaucoup de désinvolture, pour ne pas dire d’insolence. Cézanne n’était pas un « simple d’esprit » bien doué comme malgré lui, tel que la légende veut nous le présenter. Son cas est normal : il avait une des plus grandes distinctions et puissances visuelles qu’on n’ait jamais connues et que, seule, la nature faisait vibrer. Les formes bizarres, non abouties de ses « baigneuses » que la légende nous donne comme le couronnement de sa peinture viennent d’une raison pratique : ébloui par la somptuosité de la chair sous les arbres, il ne trouvait aucune femme d’Aix qui consentit à poser nue en plein air et il devait se contenter de jeunes soldats à la baignade. N’ayant pas de mémoire, il imaginait parfois des femmes qui étaient aussi bizarre que ses jeunes soldats. Par rapport à ce qu’il voulait faire, il est évident que les « baigneuses » correspondent à ce qu’il disait lui-même : « Ce qui me manque est la réalisation. »

  Aujourd’hui, combien de médiocres se sont nourris du nom de Cézanne en le trahissant ?

  Nous n’ignorons pas que, pour beaucoup, le grand peintre de la fin du XIX° siècle est Claude Monet. Il est indéniable que celui-ci était prodigieusement doué. Mais il est triste de dire que, célèbre vers 45 ans, il ne fit pas, à partir de cette époque, des tableaux aussi purs,  aussi beaux que ceux qu’il faisait au temps des « vaches maigres ». On regrette que Claude Monet ait abandonné la figure humaine, où il excellait, pour des « séries » de paysages. Le portrait de « Madame Gaudibert », avec son exquise rose-thé près de la dentelle noire, la « Camille », « Les canotiers d’Argenteuil », « La femme au canapé », « Le déjeuner » sont très supérieurs aux séries des « Peupliers », des « Meules », des « Cathédrales », des vues de « Venise », aux « Nymphéas ». Mais peut-être Monet sentait-il tout cela ? Grand admirateur de Cézanne (c’est lui qui acheta un tableau de Cézanne, fort cher pour l’époque), qui dit qu’il ne voyait pas en Cézanne ce qu’il ne voyait pas en lui ?

  Ni le caractère ni la peinture de Cézanne n’ont varié. Les succès tardifs à la fin de sa vie n’ont pas modifié cette âme de bronze.

  Il semble que les années ne feront que grandir cette belle figure de la peinture contemporaine.

                           Léon Gard (article paru dans Rivarol en 1974)

A PROPOS DE PETUNIAS PEINTS PAR CEZANNE

Cézanne,

Cézanne, "Pots de fleurs et pétunias"

                               Par LEON GARD

  Un de mes amis possède un petit tableau de Cézanne représentant (eh oui, il représente quelque chose, c'est bien vieux jeu, n'est-ce-pas ?) quelques pots de fleurs contenant des pétunias rose-pâle.

  Rien n'est plus imité de la nature, dans toutes ses parties, que ce tableau. Certes, on y chercherait vainement la Bête à Bon-Dieu, la chenille, la mouche, ou la goutte de rosée qui sont le triomphe des virtuoses de la nature morte hollandaise du 17° et c'est plutôt peint comme Chardin, dans sa manière la plus large que comme David de Heim ou Metsu, à cette différence près, toutefois, que Cézanne contrairement à Chardin fuyait plutôt les effets du clair-obscur. Mais si les détails n'y sont pas, si tout y est présenté par des indications assez massives, la forme et le ton y sont définis avec une justesse telle que ce ne sont plus seulement des formes et des tons justes, mais des formes et des tons baignés d'air, phénomène que les merveilleux hollandais n'ont pas, me semble-t-il, exprimé. Je crois qu'il possède encore cette supériorité sur eux de savoir admirablement faire sentir les différentes matières des éléments qui composent ses tableaux. On s'imagine fort bien le doigt rencontrant une matière dure en se posant sur le grès des pots et s'enfonçant dans le feuillage, froissant les fleurs tendres et fragiles. Il n'est pas jusqu'au "tuteur" qui ne contraste, par sa rigidité de bâton sans vie, avec les branches vivantes.

  Ce tableau est tout, sauf une interprétation de la chose ; il s'efforce au contraire d'en donner l'apparence la plus littérale, mais avec une technique particulière cézannienne, qui veut résoudre le problème de la peinture sans recourir au moyen du dessin-ligne, ni à celui du clair-obscur. Comme il l'a dit lui-même, il a voulu, par les diaprures conjuguer les problèmes du dessin et du modelé, rejoignant ainsi le vieux peintre du "Chef-d’œuvre inconnu" de Balzac qui s'écriait : "le dessin n'existe pas !", voulant dire par là que dans une œuvre de peinture, tout doit être exprimé, dessin et valeurs, par la seule modulation de la couleur. Cette conception, qui est à l'opposé d'une interprétation libre ou d'une transposition des objets réels, consiste précisément à essayer de les exprimer en procédant comme la nature elle-même, c'est-à-dire sans d'autres moyens que la couleur et la lumière. Pratiquement, c'est presque une chimère que de vouloir appliquer à la lettre cette formule, car on se heurte toujours à l'imperfection et à la limite du matériau, avec lequel il faut toujours ruser. Néanmoins, s'il est scabreux de suivre cette grandiose théorie lorsqu'on n'a pas des dons exceptionnels, il est évident qu'un Cézanne, dont l'œil était capable de peser les tons, les valeurs comme au milligramme, peut créer des chefs-d’œuvre, et même aboutir à des échecs qui restent supérieurs aux réussites de la plupart des autres peintres.

  Mais qu'on juge ses tableaux réussis ou non, il n'en reste pas moins que nul peintre, plus que Cézanne, n'a été, n'a voulu être un imitateur plus direct de la nature. S'il ne s'est pas proposé d'imiter par l'accumulation des détails merveilleux d'un Van Eyck ou d'un Holbein, il n'en a pas moins cherché à stupéfier par sa façon à lui d'imiter, c'est-à-dire de produire à une distance déterminée le miracle à la fois de la forme, du ton, de la valeur, du poids, de l'atmosphère.

  Aussi est-on fort étonné de l'impudence avec laquelle les cubistes, ces fruits secs, ont prétendu s'apparenter à Cézanne. Certes, on comprend que les cubistes,  n’ayant rien dans le ventre, se soient emparés, comme le font toujours cette sorte de gens, d’un grand mort pour appuyer leur pauvreté sur sa richesse. Mais on est confondu du peu d’analogie, même apparente, qu’il y a entre la conception cézanienne et la leur. Cézanne, tout d’abord, visait des buts difficiles à atteindre mais fort simples à définir. Il voulait, par exemple, la plénitude dans l’atmosphère, le poids réel des objets, choses simples à concevoir autant qu’ardues à réaliser. Les cubistes sont tout le contraire de cela. Bavards intarissables, fabricants de dogmes incohérents et contradictoires, leurs œuvres, par l’absence de problèmes posés — ou de problèmes intelligibles, ce qui revient au même — sont d’une facilité de réalisation enfantine. Ayant fait table rase de tout ce qui fait la difficulté des arts plastiques, à savoir : la forme, le volume, le modelé, les valeurs, l’harmonie, et n’ayant remplacé ces problèmes par aucun autre qu’ils soient capables de définir, c’est-à-dire ayant supprimé en fait toute espèce de difficulté, on comprend qu’ils regardent avec commisération ceux qui se donnent quelque peine, car l’immense avantage du cubisme, mais c’est aussi sa tare, c’est que tout le monde peut en faire. Tout le monde peut tracer des figures géométriques, des graffitis dénués de sens, des compartiments de couleurs posées à plat, le tout dûment enchevêtré. Si l’on veut bien observer que Cézanne avait horreur des bavards et des théories et que, de plus, travailleur infatigable, il a trimé toute sa vie devant le « motif » et qu’il y est mort, on conviendra qu’il est difficile de trouver quelque chose de plus anti-cézannien, sous tous les rapports, lettre et esprit, qu’un cubiste.

  Cela signifie, selon moi, que les cubistes et tous ceux qui ont suivi leurs traces, ne sont pas seulement des peintres chétifs s’efforçant de masquer leur petitesse par du brouhaha et du scandale, non seulement des parasites qui se servent de la renommée des autres comme d’un tremplin, mais encore des gens qui ne comprennent rien à Cézanne et le voient, au fond, comme le voyaient les bourgeois d’Aix, ou même ceux de Paris. A preuve, l’exemple du dérisoire Chirico qui a osé déclarer publiquement qu’il pensait que Cézanne n’avait aucun talent, et que, d’ailleurs, il en convenait lui-même : il faut être en vérité peu intelligent pour prendre au mot le cri de lassitude et de doute du chercheur angoissé et scrupuleux. De même, lorsque certains font répandre à son de trompe qu’ils sont de grands dessinateurs, on ne doit pas non plus le prendre à la lettre, et il faut faire prudemment la part des règles de la publicité moderne, que le bon Cézanne ignorait.

  Certes, on reconnaît à chacun le droit de ne pas admirer la peinture de Cézanne, et de le dire comme il le pense. Mais il est permis, par contre, de trouver excessif de se réclamer d’un artiste qu’on méprise en réalité. Mais la vérité — elle n’est pas belle — est que, obscur et impatient d’arriver, on commence par brandir le drapeau d’un nom retentissant, puis, quand on croit n’en avoir plus besoin, on le piétine pour bien montrer sa supériorité : il n’y a souvent pas grand-chose d’autre dans beaucoup d’admirations grandiloquentes.

  Mais qu’importe la laideur des intrigues, des fausses attitudes, qu’importe la médiocrité tapageuse de celui-ci ou celui-là. La question est que : 1° Cézanne n’avait qu’une religion en peinture : la nature, et que, par conséquent, il faisait, dans le sens le plus absolu du mot, de la peinture d’imitation ; 2° les cubistes prêchaient l’éloignement de la nature et réprouvaient la peinture d’imitation ; 3° les cubistes se recommandant à cors et à cris de Cézanne, on se demande ce qu’ils peuvent citer dans l’œuvre de Cézanne justifiant leur théorie ?

L.G.

Apelle et Cézanne

Cézanne, Les grandes baigneuses.(

Cézanne, Les grandes baigneuses.("exceptionnellement belles picturalement, mais ratées esthétiquement")

                Par Léon Gard

  On a fait dire à Cézanne, après sa mort, beaucoup de choses. On ne s’est pas gêné pour transformer tendancieusement ses propos (notamment pour justifier l’imposture du Cubisme), de façon à lui faire dire le contraire de ce qu’il a dit. Il adorait la nature qu’il plaçait au dessus de tout, et était obsédé par le désir de l’exprimer en peinture, tandis que les cubistes la haïssaient et ne songeaient qu’à la contredire et à l’annuler. (Voir les aphorismes d’Apollinaire, point de départ du Cubisme, dans sa brochure « Les peintres cubistes »). Non seulement on a interprété les paroles de Cézanne, mais on lui en a prêté qu’il n’a pas prononcées.

  Pourtant, il en est une qui est bien authentique : « Ce qui me manque c’est la réalisation. »

  En effet, sauf quelques tableaux d’une grande puissance et d’un grand raffinement pictural qui sont presque réalisés, l’œuvre générale de Cézanne est un échec continuel de réalisation, à cela près que ses échecs sont des triomphes relativement aux « réussites » d’un Bouguereau ou d’un Meissonier, parce que ceux-ci, en peinture, n’avaient rien à dire, ou, pour employer une formule moderne un peu galvaudée, aucun « message » à nous apporter : les véritables amateurs d’art ne s’y trompent pas et préfèrent un chanteur qui fait parfois un « couac », mais leur procure d’autre part une intense émotion d’art, au chanteur à la voix froide qui ne manque jamais la note, mais manque toujours au sentiment musical. Le cas de Cézanne, impuissant à réaliser tout à fait, est celui de Van Gogh et même de Renoir : ils ont mal réalisé — bien qu’avec un immense talent — d’admirables visions.

  Cézanne rencontra Vollard, connaisseur nul mais spéculateur intelligent, peu après la controverse soulevée par le legs caillebotte à l’Etat, en 1894, et dans lequel se trouvaient deux Cézanne. C’était le moment précis où les tableaux de Cézanne ne valaient encore rien, commercialement, commençaient pourtant d’être cités avec estime dans certains milieux artistes. Conseillé par Pissarro et Renoir (les peintres sont quelques fois meilleurs prophètes, quand ils ne sont pas jaloux, que les augures officiels). Vollard acheta donc très bon marché un grand nombre de tableaux de Cézanne ; c’est ainsi que le nom de Cézanne parvint, après sa mort, et la spéculation aidant, à une célébrité mondiale. Au reste, il y eut des Cézanne inconnus, comme par exemple José Mange, peintre toulonnais, qui commit l’impertinence de ne jamais « monter » jusqu’à Paris : je ne m’y étendrai pas car ce n’est pas mon propos.

  S’il eut existé un peintre à l’époque de Cézanne ayant à la fois des conceptions de la peinture aussi hautes que celles de Cézanne et le don de les réaliser jusqu’au bout, c’est lui et non Cézanne, non Van Gogh, non Renoir, qui atteindrait par ses œuvres les prix les plus élevés du monde.

  Ce peintre complet est-il possible ? Voit-on dans l’histoire de la peinture quelque chose d’approchant ? Certes, nous en voyons de très grands, et qui ont réalisé ce qu’ils cherchaient beaucoup mieux que Cézanne. Mais leurs recherches n’ont pas souvent l’ampleur totalitaire (identité du dessin et de la couleur) de celles de Cézanne. Léonard de Vinci est probablement un spécimen de ces peintres qui ont réalisé des problèmes transcendants de peinture, mais l’obscurcissement de la peinture à l’huile ne nous permet pas de nous faire une idée suffisante de l’éclat du peintre qui, chez lui, était certainement très grand.

  Les écrivains grecs et latins, notamment Pline l’Ancien, nous désignent plusieurs peintres qui paraissent représenter la grandeur des recherches unies à la perfection de la réalisation : Protogène, Apelle, Zeuxis. Il ne reste pas, hélas, de vestiges des œuvres de ces artistes, mais les descriptions qu’en font les écrivains qui les ont vues sont éblouissantes, et montrent leurs auteurs  comme des sortes de demi-dieux. Si les bouleversements millénaires n’avaient pas complètement détruits ces ouvrages, s’ils étaient chronologiquement plus près de nous, comme, par exemple, ceux de Léonard de Vinci, nous nous en ferions une idée exacte, car les peintres grecs possédaient une formule de peinture à la cire — aujourd’hui perdue, malgré les recherches passionnées — qu’on appliquait dans la décoration des vaisseaux, et d’une fixité si grande qu’elle n’était altérée, dit Pline, « ni par le soleil , ni par le sel de la mer, ni par les vents » (nec sole, nec sale, ventisque corrompitur). Ce procédé de peinture à la cire (probablement mélangée d’un gluten) transmis par les Grecs aux peintres romains, par exemple dans les peintures d’Herculanum et de Pompéi, maintient en effet cette fraîcheur miraculeuse, et si, au lieu des peintres romains de la décadence, des œuvres d’Apelle apparaissaient, quel enchantement pour nous, mais aussi quel procès des œuvres modernes n’ouvriraient-elles pas ?

  Car, tandis que le public — même cultivé — est déconcerté par certaines baigneuses de Cézanne (exceptionnellement belles picturalement, mais ratées esthétiquement), l’homme grec de la rue admirait l’Aphrodite Anadyomède d’Apelle, peintre favori d’Alexandre le Grand, et gloire de l’art de son temps. Ainsi, le miracle rêvé s’accomplissait : l’élite et la masse tombait d’accord. Ainsi le cercle infernal moderne dont on fait, ne pouvant en sortir, une mystique absurde exigeant que ce qui plaît à l’élite déplaise à la masse et que ce qui plaît à la masse déplaise à l’élite, était un dilemme inconnu des admirateurs d’Apelle.

  Cézanne n’a-t-il pas rêvé d’être le Apelle ou le Protogène des temps modernes, lui qui disait en toute modestie et en toute vérité : «  ce qui me manque est la réalisation. J’y arriverai peut-être, mais je suis vieux, et il se peut que je meurs sans avoir touché à ce point suprême » ?

L.G. (article paru dans la revue Apollo en novembre 1952)

Nota : Hormis les Impressionnistes qui ont été les premiers à reconnaître le génie de Cézanne, deux peintres, Emile Bernard ( cité ici par Léon Gard dans "Clémenceau, Claude Monet et Cézanne") et Maurice Denis, méritent d'être cités pour l'intelligence et la probité avec laquelle ils ont parfois parlé de Cézanne et de son art, même si certains de leurs propos  sont sujets à caution, voire pernicieux (notamment chez Maurice Denis, comme le relèvera Léon Gard dans un article sur les Nabi ). On peut trouver leurs écrits sur Cézanne dans "Conversations avec Cézanne" (Editions Macula).

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