Des Règles de l'harmonie des couleurs et des volumes

               (avec un aperçu comparatif sur quelques artistes modernes)

                          Par Léon Gard

  Aujourd’hui, les arts plastiques sont pratiqués par une foule de gens qui parlent avec beaucoup d’assurance, mais n’en possèdent pas pour autant des notions bien claires de ce dont ils font profession. N’importe qui, prenant un pinceau et une palette garnie de couleurs se dit artiste, et en revendique les droits. De plus, le jugement sur les artistes est arbitrairement monopolisé par des littérateurs en général faiblement informés sur une question qu’ils traitent néanmoins d’une façon extrêmement péremptoire. Cet état de choses tourne à un tel abus, aussi bien chez ceux qui pratiquent les arts que chez ceux qui prétendent les juger, qu’il appelle une reconsidération des règles.

  Les règles ne sont pas tout. Elles ne créent pas le talent, mais elles permettent à ceux qui en ont d’en prendre plus aisément conscience, et à l’ensemble des hommes d’éviter les plus grosses méprises, et sur les hommes et sur les ouvrages.

  Certes, le meilleur de la raison consiste à savoir à propos revenir à l’instinct. Mais c’est aussi dans ce que l’instinct a de meilleur qu’il se sait lui-même défaillant en maintes occasions, et qu’il sollicite alors le concours de la raison en cherchant les règles : en un mot, la raison n’est pas l’ennemie de l’instinct comme on le croit vulgairement puisque c’est précisément l’instinct qui, dans un réflexe de défense, fait appel à la raison.

  Il est donc légitime, nécessaire, et parfois urgent, de s’attacher à la recherche des règles concernant une profession que nous exerçons, ou dans laquelle nous avons des intérêts.

  Dans cette profession qui est la nôtre, on dit souvent : un tel est un grand peintre, ou : un tel n’est pas un grand peintre, mais on ne dit jamais : qu’est-ce qu’un grand peintre ? On paraît même fuir cette question, qu’il serait pourtant essentiel de poser d’abord.

  Si l’on admet en principe que l’art du dessin et de la peinture est un art visuel, il faut admettre aussi que la loi de la peinture est la lumière. Or, de même que la décomposition de la lumière produit les couleurs, la recomposition des couleurs produit la lumière. Il s’ensuit que ce qu’on appelle les grands coloristes  se distinguant en ce qu’ils sont des peintres plus lumineux que les autres, un grand peintre est fatalement un homme savant dans la science de créer de la lumière en groupant des couleurs.

  Mais la lumière n’aurait pas de sens à notre œil d’humains sans les volumes : les volumes, en effet, dont l’aspect est créé par la lumière, représentent tout notre univers visible. La lumière qui nous éclaire émanant d’un globe éclairant d’autres globes qui sont les planètes, et réfléchie enfin par notre œil qui est lui-même un volume, on ne peut visuellement pas plus concevoir de lumière sans volume que de volume sans lumière. Notre œil ne reconnaît rigoureusement rien de plat, ou plutôt les objets plats ne sont eux-mêmes que des objets de faible épaisseur. Il faut en conclure obligatoirement qu’un grand peintre a le même souci et la même science des volumes que de la lumière.

  Cherchant les règles de l’art du dessin et de la peinture nous avons donc à traiter les deux éléments essentiels de cet art, à savoir : les couleurs et les volumes.

  Qu’est-ce qu’on entend par l’ « harmonie des couleurs » pour désigner le but que poursuit un peintre à l’aide du groupement des couleurs ?

  Nous savons d’une part que la décomposition de la lumière produit les couleurs, tandis que la recomposition des couleurs  produit la lumière, et, d’autre part, qu’un grand peintre se définissant comme un peintre lumineux, il se caractérise par sa science de grouper les couleurs pour en tirer de la lumière. Or, un grand peintre se définissant indifféremment comme un maître dans l’art de créer de la lumière en groupant des couleurs ou comme un maître dans l’art d’harmoniser les couleurs, il apparaît évident que ce qu’on appelle l’harmonie des couleurs n’est autre que la lumière produite par la juxtaposition savante des couleurs.

  Il importe donc pour connaître les règles de l’harmonie des couleurs, de savoir comment, selon quelles lois, le grand peintre groupe les couleurs.

  La loi de la peinture étant la lumière, il y a deux sortes de défauts rédhibitoires qu’un tableau ne doit pas avoir : s’il est peint d’une couleur triste et opaque, il n’est jamais beau, quels que soient par ailleurs ses mérites. Il ne peut pas non plus être beau s’il contient des couleurs criardes, c’est-à-dire qui, au lieu de s’amalgamer les unes aux autres, tendent à se séparer du tout et à venir « en avant ». Mais en dehors d’une appréciation instinctive qui, selon la qualité du juge, peut être la vérité ou l’arbitraire, et au nom de laquelle tout assemblage de couleurs peut se déclarer bon ou mauvais, est-il possible d’appuyer une critique par une règle valable et vérifiable ? En un mot, y a-t-il une règle définissable de l’harmonie des couleurs ?

  Oui, cette règle existe.

  L’origine et la fin de la couleur étant la lumière, aucune couleur ne peut trouver sa fin en elle-même, et n’existe que par rapport à toutes les  autres. Il s’ensuit qu’une couleur, étant destinée à prendre sa place dans le concert des couleurs où elle agit solidairement des autres pour produire la lumière, ne doit jamais dominer. Pour qu’aucune couleur ne domine, on conçoit aisément qu’il faut que chacune ait le même pouvoir colorant. Or, si l’harmonie des couleurs procède du même phénomène que la production de la lumière par le groupement des couleurs, nous avons trouvé la formule de l’harmonie des couleurs.

  Mais quand nous disons « les couleurs », que désignons-nous au juste ? Rigoureusement parlant il n’existe que trois couleurs : le bleu, le jaune et le rouge, les autres couleurs (violet, vert, orangé) n’étant que des couleurs composées de deux des trois précédentes. Ce qui revient à dire qu’aucune des trois couleurs de base : bleu, jaune, rouge, ne doit dominer l’une sur l’autre, sous peine de détruire l’harmonie.

  La définition de l’harmonie des couleurs peut donc s’énoncer ainsi :

  Quelle que soit la combinaison colorée, équivalence de pouvoir colorant des trois couleurs fondamentales : bleu, jaune, rouge.

  On pourrait dire aussi que l’harmonie des couleurs est dans les derniers feux que jettent les couleurs avant de se fondre les unes dans les autres pour former le gris parfait : c’est ce que Van Gogh, dans son instinct génial de coloriste, appelait naïvement « ce qui fait beau ».

  Par définition contraire, ce qu’on appelle discordance de couleur se produit lorsqu’une couleur est si violemment isolée que l’œil doit, pour tenter de rétablir l’équilibre, faire un effort douloureux : c’est ce qu’on désigne par couleur criarde, qui fait mal aux yeux, laquelle vient toujours d’une erreur des hommes, et non de la nature qui n’en commet jamais.

  Cette loi de l’équivalence en teneur de colorant fut toujours, consciemment ou non, celle des grands maîtres. L’égalité des trois couleurs de base, en effet, se retrouve constamment chez les maîtres, par exemple chez Rubens, sous l’aspect de trois taches franches, bleue, jaune, rouge, autour desquelles la composition s’organise et sur lesquelles elle s’appuie, et enfin, dans les « Noces de Cana » de Véronèse, on vérifie la parfaite répartition des trois couleurs fondamentales. La nature, bien entendu, est la première dans ses divers aspects, à utiliser cette loi : jamais elle ne favorise, dans son ensemble, aucune couleur aux dépens des autres, et les répartit toutes fort également. Cette loi est encore celle de notre œil, qui veut, par exemple, que lorsqu’on vient de lire une affiche rouge, on voit tout en vert, ou vice-versa, ce qui indique suffisamment que les trois couleurs fondamentales sont fonction l’une de l’autre et ne font qu’offrir un aspect différent d’une même substance.

  Les objets de tons neutres, noirs, gris ou blancs s’harmonisent par leurs ombres, leurs lumières et leurs reflets, et les couleurs complémentaires s’établissent d’elles-mêmes par le seul  jeu de la lumière qui les éclaire, exemples : un bleu marine aura des ombres chargées d’orangé ; un blanc aura, dans ses ombres et ses lumières, toutes les couleurs du spectre.

  Je crois avoir à peu près tout dit d’essentiel sur l’harmonie des couleurs : j’ajoute que les préceptes ne servent qu’à vérifier un tableau : si l’on n’a pas à la fois un œil plus sensible qu’une éprouvette et une main fidèle servante de cet œil, la règle ne remplacera jamais le don de la nature.

  D’autre part, je ne veux pas non plus oublier de souligner les petites trahisons de l’instinct qui, si elles ne se produisaient jamais, rendraient évidemment toute règle inutile. Des peintres de grand talent, parfois des maîtres ne se sont pas conformés, dans telle ou telle œuvre, à la règle que leur instinct leur dictait généralement : il en est résulté que ces œuvres, pleines de mérite par différents côtés, sont pourtant imparfaites. Un exemple fort connu de tableau où l’équivalence des trois couleurs de base n’est pas respectée, est un petit pastel de Manet intitulé « le canapé bleu », sur lequel canapé une jeune  femme en robe blanche est étendue. Tout, dans ce tableau est délicieux, sauf le canapé bleu, dont le bleu arbitraire, qui n’appuie rien et n’est appuyé par rien, est criard. Dans ma jeunesse, je vis ce tableau pour la première fois : je le trouvai très joli, mais d’autre part il me causa un malaise étrange, car je ne savais pourquoi : aujourd’hui, je le sais. On pourrait continuer de citer des exemples d’erreurs d’harmonie chez d’excellents harmonistes par le don – Manet est sans conteste un des meilleurs — qui montreraient une fois de plus qu’aussi capital que soit l’instinct il n’est pourtant pas absolument infaillible.

  Comme nous l’avons vu, si la lumière est la loi des visuels, les conséquences inéluctables de cette loi dans ces mêmes arts visuels sont l’harmonie des couleurs et des volumes. J’ai  parlé de l’harmonie des couleurs ; il me reste à parler des volumes.

  Certaines « écoles »  modernes ont décrété que le souci de traduire les volumes dans le dessin et la peinture n’était qu’un désir puéril de trompe-l’œil indigne de l’art. Outre qu’un tel ostracisme contre le relief ne se justifie en aucune façon, et que par conséquent l’axiome qui en résulte est posé a priori, on observe que les adeptes de cette opinion, sincères ou non, n’en écartent pas moins d’un seul coup une des plus grosses difficultés de la peinture. On observe encore que, cette difficulté écartée, la peinture devient immédiatement abordable à tous ceux qui sont incapables d’exprimer un volume, c’est-à-dire à des milliers et des milliers de gens. Encore une fois, devant l’embarras de se défendre contre le despotisme des affirmations gratuites et de la présomption, faute de définition claire de la question, il faut envoyer un S.O.S aux règles.

  Si l’on admet, comme je l’ai dit plus haut, que notre œil ne peut concevoir de volume sans lumière ni de lumière sans volume, il s’ensuit obligatoirement que, la lumière étant la loi des arts visuels, il ne peut y avoir d’art visuel sans volume. Il faut en conclure qu’une œuvre plastique, sincère ou non, qui écarte a priori le problème du volume, doit être impitoyablement rejetée comme une hérésie.

  Enfin, si le volume est un élément capital des arts visuels, il est évident qu’il est souhaitable, pour atteindre le sommet de l’art, que le volume soit non seulement volume, mais encore qu’il soit beau. Mais que doit-on entendre par beau volume ?

  Il est de l’évidence même que tous les volumes créés par la nature sont les plus beaux que nous connaissions. Nous observons que ces volumes en même temps que beaux sont vrais. Mais qu’est-ce-à dire ? C’est-à-dire qu’ils expriment la qualité propre à la nature de l’objet qu’ils représentent : résistance, dureté, transparence, souplesse, élasticité, flexibilité, fragilité, inertie, mouvement, etc. Il s’ensuit que d’une façon générale un volume est beau dans la mesure où il exprime la qualité propre à la nature de l’objet qu’il représente. Par exemple, un corps humain possède une épaisseur, mais il est aussi fait d’os, de muscles, de sang et de chair, et enfin il est animé de la vie, du mouvement et de la voix : ce corps humain, exprimé dans l’art visuel, doit donc offrir plus qu’un volume, et doit encore évoquer toutes les qualités propres à la nature de ce corps ci-dessus désignées.

  Ainsi, armés d’une première certitude, à savoir que les arts visuels, ayant pour loi la lumière, posent deux problèmes essentiels : l’harmonie des couleurs et les volumes, ensuite, munis de la définition de ces deux problèmes, nous sommes à même d’examiner sous le rapport des règles les œuvres de quelques artistes modernes connus, c’est-à-dire d’apprécier dans quelle mesure ils ont posé les deux problèmes et dans quelle mesure ils en ont trouvé la solution.

  Vlaminck, sous le rapport de l’harmonie des couleurs, est lourd et noirâtre dans ses tableaux peu colorés, mais généralement criard lorsqu’il pose une tache de couleur. Il a d’heureuse mais rares exceptions. Pour les volumes, malgré les airs « costauds » d’une pâte épaisse, il les traduit mal : ses modelés sont des à-peu-près dont le large coup de brosse péremptoire et affirmatif offre une superficielle ressemblance avec la maîtrise.

  Segonzac qui, semble-t-il, vise à la distinction des harmonies, et, comme on dit à la « tenue », fait un grand usage du mono-chromisme, ou des couleurs « rompues » : ce n’est pas là poser le problème de l’harmonie des couleurs, mais l’éluder. Cela n’empêche d’ailleurs point ses grisailles d’être lourdes, froides et opaques, et ses compositions monochromes de contenir des tons criards lorsqu’ils sont un peu vifs. Comme Vlaminck, et comme lui malgré de forts empâtements et de grands coups de truelle, ses modelés sont creux et les volumes manquent.

  Rouault, d’une façon générale, est à la fois lourd et criard dans ses assemblages de couleurs. Une espèce de tendance à salir les tons, atténue un peu ce que ses couleurs auraient naturellement de cru, et son habitude de tout cerner d’un gros et despotique trait noir cherche à distraire la tristesse et la fausseté de ses tons neutres et de ses gris. Quant aux volumes, il est évident qu’il ne s’est pas proposé de les traiter : nous ne pouvons donc pas lui reprocher d’avoir échoué dans une tâche qu’il n’a pas entreprise. Par contre, il nous est permis de lui reprocher d’avoir délibérément écarté l’un des problèmes fondamentaux de la peinture, et de lui dire qu’on n’a jamais le droit, quand on est peintre, de supprimer les volumes.

  Picasso, qui esquive la lourdeur en tombant dans la fadeur monochrome, est toujours criard quand il se permet la couleur vive. Il est parmi les impuissants du volume : après avoir tenté de le traduire au-delà du vrai par ses baudruches, il a pris le parti hautain de l’ignorer.

  Braque évite de montrer sa lourdeur en adoptant les matières mates, et sa crudité tant qu’il se restreint aux tons beiges et bruns. Chez lui, il n’est jamais question de volume.

  Dans sa période actuelle, tous les tons de Matisse sont franchement criards : cela fait une espèce de permanence dans le criard qu’on ne doit pas confondre avec l’intense, car il n’atteint pas ce point juste d’harmonie – nec plus ultra –qui fait qu’il y a chant et non cri. Faut-il parler des volumes de Matisse ?

  Bonnard peut être tenu pour un harmoniste d’une certaine qualité, bien qu’il n’ait pas une véritable connaissance des lois de l’harmonie, et que son instinct n’y supplée qu’imparfaitement : il lui arrive assez souvent d’être quelque peu criard sous prétexte de « fête des couleurs » (entre parenthèse, ce défaut est très répandu aujourd’hui : beaucoup de peintres croient exprimer « la joie de la couleur » en éclaboussant leur tableau de n’importe quelle couleur pourvu qu’elle soit tapageuse). Le problème des volumes, chez Bonnard, est déplorablement négligé : dans ses meilleurs tableaux, il a cru suffisant de les exprimer par des allusions vagues pourvu qu’elles fussent plaisantes. Les arts visuels ne consistent pas en des signes qu’il faut traduire ou des ébauches que le spectateur doit achever dans son esprit. Exiger du spectateur qu’il fasse une partie du travail qui incombe à l’artiste est un signe de faiblesse chez ce dernier : c’est ainsi que la plupart des dernières œuvres de Bonnard sont affligées de cette inconsistance par laquelle les formes n’existent pour ainsi dire plus.

  Derain est certainement doué d’un sens très fin des rapports de tons. Néanmoins, plusieurs de ses tableaux indiquent la méconnaissance des règles de l’harmonie des couleurs, car son éloignement à peu près général pour les tons vifs peut être considéré non pas comme une science de se servir des couleurs, mais comme un  refus de s’en servir. Il n’a pas abandonné les volumes, il les a quelques fois traduits très joliment, mais ne leur montre pas toujours le respect qui leur est dû.

  Utrillo, dans sa belle époque, est admirable : intense et fin. Je pense qu’il ne  connaît pas les règles de l’harmonie des couleurs, mais que son instinct y supplée. Faible dans les volumes de la figure humaine, il est remarquablement puissant dans ceux du paysage, particulièrement les terrains, les ciels, les bâtiments, les murs.

  Je m’excuse de cette nomenclature, trop brève pour être nuancée, mais j’ai indiqué des règles, et des règles sans exemples eussent été incomplètes.

L.G. (article paru dans la revue Apollo en janvier 1950)

Léonard à l’index

Léonard de Vinci :

Léonard de Vinci : "la Dame à l'hermine" (musée de Cracovie)

   Par Léon Gard

  il serait trop facile d’avoir du génie, et même du talent, s’il suffisait d’adopter la pyramide flamboyante de Michel-Ange, le centrage de l’effet, le juste dosage des tons chauds et des tons froids, etc. Les méthodes ne valent que par les qualités qu’on met à les appliquer. Un terrain doit être cultivé d’une certaine façon, mais encore faut-il  comprendre qu’une charrue sans  terrain ne peut rien faire pousser. Le premier point est de posséder par don inné des qualités extraordinaires, et l’on doit admettre que ces qualités essentielles, même cultivées d’une façon sommaire et empiriques, sont capables de produire des œuvres supérieures à celles que donne la meilleure méthode appliquée à des qualités ordinaires. Au reste, il y a des règles individuelles qui ne valent que pour certains tempéraments, et ne conviennent pas à d’autres : les tempéraments statiques n’ont que faire du principe de la pyramide serpentine, laquelle exprime le mouvement, etc.

  Mais il y a aussi des règles générales, c’est-à-dire valables pour tous sans exception, car en dehors d’elles, l’art plastique périclite, s’éloigne de son but et de sa raison d’être. Ces règles, même inconscientes, sont toujours, avant tout et en fin de compte, appliquées d’instinct par les grands artistes, et les échecs, relatifs, ne sont chez eux que de petites défaillances de l’instinct.

  Ce qui paraît être la plus grande éclipse de l’instinct, parce qu’on ne la trouve jamais chez un ancien maître ratifié par la postérité, est la condamnation de la nature. Non pas qu’il faille entendre par respect de la nature le fait de copier obligatoirement ce qu’on a sous les yeux, car un souvenir juste, par exemple, s’apparente parfaitement au respect de la nature, ainsi que l’utilisation cohérente d’éléments empruntés à divers objets naturels. Enfin, le pressentiment d’une chose vraie, c'est-à-dire qu’on n’a pas proprement vue, mais dont on porte en son esprit la préfiguration, procède essentiellement de l’école de la nature.

  Mais quel que soit le tempérament d’un artiste, statique comme les Egyptiens ou la plupart des Primitifs, dynamique comme Michel-Ange ou Rubens, réaliste comme Holbein, Vélasquez, Courbet ou Monet, visionnaire comme Brueghel d’Enfer ou Gérôme Bosch, méditatif, concentré et luminescent comme Rembrandt, réaliste-atmosphérien comme les Impressionnistes ou Cézanne, il ne peut prendre rang de grand artiste que si, comme tous les différents maîtres que je viens d’évoquer, il possède de naissance la supériorité technique. C’est-à-dire que les tempéraments les plus variés n’empêchent aucunement de remplir la condition essentielle définie par Léonard de Vinci : « Le premier objet de la peinture est de montrer un corps en relief et se détachant sur une surface plane. Celui qui peut, en ce point, surpasser les autres, mérite d’être estimé le plus habile dans sa profession », précepte selon lequel il faut, pour être un grand peintre, non seulement posséder [cette capacité de « montrer un corps en relief et se détachant sur une surface plane »], mais la posséder à un degré extraordinaire, et que celui qui ne la possède pas du tout n’a aucun titre à se dire peintre. Je sais que d’aucuns se récrieront que j’ai accordé à Cézanne la puissance suprême du relief : la preuve qu’il l’avait, c’est qu’il est flagrant que des imitateurs ne l’ont pas. Il l’avait aussi infiniment davantage qu’un Meissonier qui n’était guère que méticuleux, et les volumes des natures mortes de Cézanne, de la « Maison du pendu » ou du portrait de M. Choquet sont beaucoup plus saisissant que ceux de la « Rixe » de Meissonier, des paysans de Millet, ou des moissonneurs de Bastien-Lepage. A cette époque, l’habitude des fictions et des anecdotes avait sans doute trop diminué la perspicacité des yeux pour qu’on vit la réalité vraie de Cézanne.

  Les gens qui se disent aujourd’hui artiste-peintres, et sont pourtant tout à fait incapables de « montrer un corps en relief se détachant sur une surface plane » sont si prodigieusement nombreux qu’il n’est pas étonnant qu’on veuille les grouper en syndicat. Mais la coexistence de cette incapacité à peu près générale à exprimer le volume et de la médiocrité générale de la peinture est un fait trop frappant pour qu’on refuse a priori d’y voir un phénomène de cause à effet. Il y a un autre indice qui ne dément pas l’hypothèse que l’inaptitude de la plupart des peintres à exprimer les volumes est à la base du très grand nombre actuel de productions picturales médiocres ou pis : c’est que la plupart des peintres refuse d’être jugée sur des règles définies, et se retranche dans l’ambiguïté. Presque tous les artistes interrogés diront, à l’encontre de Léonard de Vinci, et de bien d’autres maîtres, qu’il est impossible d’établir les règles de l’art. Pourquoi cette obstination à croire impossible ce que des maîtres qu’ils disent admirer croyaient possible ?

  Les plus grands artistes, les plus grands penseurs, ont défini l’art comme l’imitation de la nature. Aristote n’y a pas manqué. Je reconnais qu’Aristote est bien vieux, mais bien d’autres après lui, et non des plus négligeables, ont dit la même chose. Je sais bien aussi que Charles Blanc, le fameux critique d’art du XIX°siècle, n’était pas de l’avis d’Aristote, de Léonard de Vinci et de Rodin, mais j’avoue n’en être pas très ébranlé.

  Je résume : ni l’Académie des Beaux-arts, ni les Artistes Français, ni les Cubistes ou les Abstraits, ni aucun groupe que je sache, ne propose de règles en art. Bien mieux, ou bien pis, aucun n’en veut entendre parler, et l’un et l’autre côté, malgré les querelles assez vives, sont tout à fait d’accord lorsqu’il s’agit de rejeter les préceptes de Léonard de Vinci. J’en conclus que ceux qui se recommandent des maîtres se bornent à s’en recommander sans les écouter : ils font comme ceux qui vont à la messe, communient, mais mènent d’autre part une vie aussi peu chrétienne que possible.

  « Le premier objet de la peinture est de montrer un corps en relief et se détachant sur une surface plane. Celui qui peut, en ce point, dépasser les autres mérite d’être estimé le plus habile dans sa profession. » C’est fort ennuyeux pour beaucoup qui, aujourd’hui, parlent péremptoirement sur les Beaux-arts, que Léonard ait dit certaines choses, mais comment nier qu’il les ait dites ?

  Je propose d’en finir, et de mettre franchement à l’index le sieur Léonard de Vinci.

  L.G. (article publié dans la revue Apollo en août 1951)

La « manière » doit rester à l’office

  Par Léon Gard

  Un certain nombre de très grands maîtres se sont exprimés dans leur art avec des moyens ordinaires. Rien n’est plus banal que la manière de Van Eyck, de Holbein, de Dürer, de Raphaël, de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, de Titien, de poussin, de Vermeer, de David, de Ingres, de Corot. Ces artistes se sont distingués non pas par la singularité de leur manière mais par le degré de perfection auquel ils l’ont amenée.

  La préoccupation des artistes vraiment grands fut de faire oublier leur technique afin que l’attention ne soit pas attirée par autre chose que par l’effet cherché.

  Sans doute, le désir de tirer grand parti de certains phénomènes, tels que la transparence des ombres, les oppositions de couleurs, la vibration de la lumière et de l’atmosphère entraîne une technique appropriée, variable selon que l’artiste s’intéresse plus ou moins intensément à l’un de ces problèmes. Pourtant, parmi les œuvres des artistes qui eurent une manière à eux, c’est-à-dire qu’ils avaient inventée à leur usage, les plus belles sont celles où l’on ne voit pas comment c’est fait. Aussi singulière que soit, lorsqu’on veut l’examiner attentivement, la technique de Rembrandt, elle ne saute pas aux yeux. Bien plus, elle garde, même à l’examen, un mystère qui incline certains à parler de miracle.

  A la vérité, sauf le génie, qui est fait de sensibilité et d’acuité extraordinaires, il n’y a pas de miracle dans un chef-d’œuvre ; il n’y a qu’un accord parfait entre la vision et la technique. Et le chef-d’œuvre vient précisément de ce que le moyen a disparu et que, seul, l’effet subsiste.

  Le relief de la pâte, la juxtaposition des couleurs, par exemple, ne se justifient que lorsqu’ils concourent à un effet déterminé et qu’ils le produisent pleinement : éclat, lumière, transparence. Holbein, Raphaël, Ingres, n’employaient pas les reliefs de pâte ni la juxtaposition des couleurs : cela prouve qu’on peut atteindre les sommets de l’art sans les empâtements ni les touches divisées. Si l’on veut en faire usage ce doit donc être dans des buts différents des leurs, mais encore faut-il atteindre ces buts, car il est ridicule de mettre en branle toutes les ressources de la technique pour obtenir un résultat moindre que ceux qui se sont servis d’un clavier  réduit. Un pointillisme qui n’apporte pas plus d’atmosphère, un divisionnisme qui ne crée pas d’éclat, de transparence exceptionnels, des reliefs de pâte qui n’augmentent pas la vigueur des lumières ou des tons, en un mot, des moyens employés sans autre but que de faire connaître qu’un tel procède de telle manière, ne sont que du maniérisme, c’est-à-dire le signe le plus évident de la décadence de l’art.

  Or, aujourd’hui, lorsqu’un artiste n’adopte pas une manière voyante on n’hésite pas à le cataloguer comme dénué de personnalité. Pour les augures, la manière doit être voyante, éclaboussante, jusqu’à la gêne, l’irritation, la suffocation.

  La plupart des critique d’aujourd’hui ont besoin, pour qu’on attire leur attention, et pour qu’ils puissent donner un numéro d’ordre à un artiste, qu’on vienne hurler dans leurs oreilles, sinon ils n’entendent rien : ils ont complètement oublié que l’art est une affaire de nuances. Pour eux, la loi du juste dosage qui fait le chef-d’œuvre est lettre morte. Ils ne reconnaissent de mérite qu’à l’outrance, aux convulsions ou aux contorsions.

  Les abus de cette façon de juger à contre-sens sont devenus tels, qu’il est nécessaire, urgent, aux yeux de beaucoup, de rompre avec cette habitude de remuer ciel et terre pour découvrir le plus maniéré et lui donner la palme de l’art. Non seulement le maniérisme est le contraire de l’art, mais encore il a l’inconvénient de fausser le jugement du public en tendant à lui faire croire que le maniérisme est l’art même. Constable l’avait bien discerné et disait que « si les maniéristes n’avaient jamais existé la peinture aurait toujours été aisément comprise ».

  La manière dont une œuvre d’art est exécutée n’a aucun intérêt sauf pour l’auteur, par le souci qu’il garde de sa perfection et du soin qu’il doit mettre à la dissimuler, ou encore pour un autre artiste curieux de savoir comment un confrère s’y est pris.

  La manière doit rester à l’office : chassons-la du salon.

  L.G. (article paru dans la revue Apollo en mars 1947)

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