"Les vrais admirateurs de Van Gogh ne sont pas ceux qui montrent une prédilection pour les œuvres de l’aliéné." (Léon Gard -Réviser les valeurs-)

Van Gogh, autoportrait.

Van Gogh, autoportrait.

           Un grand peintre, un exemple à ne pas suivre :

             Vincent Van Gogh

                      par Léon Gard

                 ( article publié dans le journal Apollo en février 1947)

   Les grands artistes ont souvent été des importuns de leur vivant, surtout aux moments où règne une certaine médiocrité effervescente.

  Rembrandt, Renoir, Van Gogh sont morts. Et après les avoir ignorés, parfois méprisés et ridiculisés, les foules se ruent devant leurs œuvres, et les augures spécialisés écrivent livres et articles où ils ne trouvent pas de mots assez délirants pour chanter leur gloire, et des messieurs très dignes se congratulent pour leur idée géniale d’avoir accroché des tableaux aux murs d’une salle, à l’entrée de laquelle ils ont installé un caissier.

  La loi des minorités supérieures a fonctionné : l’opinion des minorités supérieures est devenue, avec la force du temps, qui est celle de la vérité, l’opinion de la majorité. Et puis, les arrivistes en veulent moins aux morts d’être grands. On crie plus facilement vive un tel lorsqu’on est bien sûr qu’il ne vivra plus. On s’arrange toujours avec les morts : ils ne nous font jamais de reproches, ils ne nous infligent jamais de démentis ; on leur fait dire ce que l’on veut car peu de gens sont en mesure de relever les abus de prosopopée.

  Qu’il y aurait de gens malheureux si la leçon des morts n’était pas silencieuse! Quels reproches sanglants aux fonctionnaires timorés et vaniteux, aux littérateurs opportunistes, aux imitateurs médiocres, aux fauves de descente de lit, serait l’exposition Van Gogh de l’Orangerie! (*)

  Van Gogh est un si grand peintre qu’il a posé et résolu l’immense problème de la couleur, de façon à amoindrir considérablement les efforts faits après lui dans le même sens.

  Mais le côté du problème posé par Van Gogh qui a le plus contribué à faire dire et faire faire des bêtises est celui qui consiste à peindre parfois autre chose que ce que l’on voit, lorsque ce que l’on voit ne nous satisfait pas entièrement.

  A dire vrai, ce problème a toujours été posé par les peintres, car toujours un être porte en lui des penchants, des préférences que la réalité exauce quelquefois complètement et quelquefois partiellement.

  Dans ce dernier cas, l’artiste se donne licence de modifier la réalité dans le sens de son penchant. Mais il faut avouer que rien n’est plus scabreux que cette position prise à la légère : la licence que se donne ainsi un artiste ne se justifie qu’avec des dons énormes et un tact infaillible et encore ne doit-il pas en abuser, sous peine de tomber dans le balbutiement ou dans l’hérésie. Ingres, dit-on, ne craignait pas de faire un beau modèle d’un laid, et Corot de placer dans son paysage un arbre qui, effectivement, se trouvait hors de son champ visuel mais il ne leur en fallait pas moins le point d’appui d’un modèle vrai, et ils étaient bien les premiers à le proclamer. Ingres ne disait-il pas à ses élèves : « Croyez-vous que je vous envoie au Louvre pour trouver ce qu’on est convenu d’appeler le beau idéal, quelque chose d’autre que ce qui est dans la nature ? Ce sont de pareilles sottises qui, aux mauvaises époques, ont amené la décadence de l’art. Je vous envoie là parce que vous apprendrez des antiques à voir la nature, parce qu’ils sont eux-mêmes la nature : aussi il faut vivre d’eux, il faut en manger ». Il ressort fort clairement de ces conseils que Ingres était grandement ennemi des licences que l’on prend avec la nature, sous prétexte de l’améliorer ou de l’interpréter. Ainsi, les libertés qu’ont très prudemment prises les grands artistes de modifier telle ou telle partie de ce qu’ils voyaient, ne doivent pas être considérées comme un point de départ, une porte timidement ouverte qu’il est permis d’ouvrir plus largement, mais comme une grande audace dont il serait téméraire de se croire trop vite capable.

  Ingres aurait-il aimé les tableaux de Van Gogh ? J’avoue que je n’en sais rien. Ses opinions assez intransigeantes ne l’empêchaient pas de discerner la qualité intrinsèque des choses. Il n’était pas aussi injuste qu’on le prétend et la légende dit qu’il fut un des premiers admirateurs de «l’Olympia» de Manet, à un moment où Manet essuyait surtout les quolibets. Il n’est pas invraisemblable qu’il eut dit de Van Gogh comme de Rubens : «Oui, sans doute, Rubens est un grand peintre : mais c’est ce grand peintre qui a tout perdu».

  Quoiqu’il en soit, comment ne pas trouver émouvante l’énergie avec laquelle Van Gogh, qui devait devenir fou, lutte pour rester équilibré dans son art, alors que tant d’autres aujourd’hui se donnent une peine inimaginable pour paraître insensé ? En 1885, il écrivait : «Je conserve de la nature un certain ordre de succession et une certaine précision dans le placement des tons, j’étudie la nature pour ne pas faire des choses insensées, pour rester raisonnable, mais il m’importe moins que ma couleur soit précisément identique à la lettre, du moment qu’elle fasse beau sur ma toile comme elle fait beau dans la vie…» Bien que ces réflexions soient écrites par un hollandais dans un français incorrect, elles sont suffisamment claires.

  Elles signifient que pour que les couleurs «fasse beau» sur un tableau comme elles «font beau» dans la vie, il est parfois nécessaire de ne pas les reproduire littéralement telles qu’on les a sous les yeux au moment où l’on exécute son tableau. Cette règle va tellement de soi qu’il devrait être presque inutile de l’énoncer et je me demande pourquoi elle est encore l’objet de si violentes polémiques. Quand on passe dans la rue, la beauté d’un sujet (telles fleurs dans un vase, je suppose) vous a frappé. Vous cherchez à en retrouver les éléments, mais les éléments reconstitués à l’atelier n’expriment pas tout à fait votre sensation première : ce sont bien les mêmes fleurs, mais le vase dont vous disposez à une forme, une matière, une couleur différente, les fleurs ne reçoivent pas la même lumière qu’à l’endroit où vous les avez admirées, le fond n’est pas le même, etc. A force d’arranger vos fleurs et ce qui les entoure vous pouvez parvenir à vous rapprocher beaucoup de votre première vision, mais il y manque encore quelque chose : ce quelque chose vous pouvez l’y mettre si votre souvenir est très vif et votre technique très pure, et il est bien évident que dans ce cas-là vous aurez contrevenu à l’exactitude de la reproduction littérale de ce que vous aviez devant les yeux en faisant votre tableau. Il peut aussi se faire que dans un aspect de la réalité que vous trouvez admirable vienne malencontreusement s’interposer un objet qui gâte tout : pylône, poteau télégraphique, construction quelconque, arbre mal placé, etc. Aucun véritable artiste ne vous dira que vous n’avez pas le droit de supprimer ce pylône, de modifier la valeur ou la couleur de tel objet qui détruit votre ensemble, et comme le faisait Corot d’ajouter un arbre qui n’est pas précisément dans votre champ visuel, car ce genre de modification a justement pour but de conserver toute sa pureté, tout son éclat, à la chose vraie qui vous a frappé. Enfin, vous pouvez vous trouver devant un ensemble d’objets dont la couleur et la forme vous paraissent pouvoir constituer les éléments d’un tableau. Parmi ces objets qui vous donnent satisfaction dans l’ensemble, il s’en trouve quelques-uns dont le ton ne s’amalgame pas à l’harmonie générale, mais que vous ne pouvez enlever sans tout détruire. Que faites-vous alors ? Vous vous efforcez, en les peignant, de les transposer pour les faire participer à l’harmonie. Encore une fois, vous avez contrevenu à la littéralité de la reproduction, et encore une fois aucun artiste ne vous en blâmera, d’ailleurs transposition n’est pas inexactitude mais au contraire exactitude exprimée dans une autre gamme.

  Il est bien évident qu’en art l’exactitude qui compte est celle des nuances et des oppositions, les autres sont sans importance. Et c’est bien là, je crois, la pensée de Van Gogh citée plus haut : «Il m’importe moins que ma couleur soit précisément identique à la lettre, du moment qu’elle fasse beau sur ma toile comme elle fait beau dans la vie.»

  Mais où le malentendu surgit, c’est à partir du moment où certains se recommandent de Van Gogh, et de bien d’autres, pour justifier leur prétention arbitraire de ne rien peindre qui ne soit inexact de valeur, de forme et de couleur, et surtout lorsqu’ils affirment que l’art ne commence qu’à partir de l’inexactitude.

  Je voudrais que l’on cessât de jouer continuellement sur ce mot d’exactitude de laquelle on s’efforce depuis des années de faire une bête noire des artistes.

  On peut manquer à l’exactitude par le petit côté ou par le grand. Manquer à l’exactitude des petites choses peut être négligeable ; ce peut être recommandable dans la mesure où ce manquement aux choses petites favorise les grandes : cela ne veut point dire qu’il ne faut d’exactitude en rien.

  Si je ne me trompe, l’exactitude est, en dehors du sens de ponctualité, l’état de ce qui est conforme à la vérité. Il s’ensuit qu’il n’est aucune vérité sans exactitude, et que par conséquent un tableau ne contenant aucune exactitude ne contient non plus aucune vérité. Et enfin, qu’un tableau ne contenant aucune vérité, n’a aucun poids.

  Pour moi, j’avoue que les effets qui me ravissent le plus dans les tableaux de Van Gogh sont des effets que je remarque constamment dans la nature et que je suis émerveillé de voir traduits par ce génie profond et délicat. Même les effets qui pourraient, à première vue, être jugés tout à fait inventés, comme par exemple «la berceuse», possèdent des harmonies naturelles savamment appliquées. Dans ce dernier cas, Van Gogh se range dans les grands décorateurs comme les verriers du Moyen-Age, les émailleurs, les céramistes hispano-mauresques. Il n’a rien trouvé de nouveau après eux, et l’on peut dire que tous les grands décorateurs ont retrouvé aussi les lois des harmonies naturelles pour les appliquer de diverses façons à l’embellissement du décor de la vie.

  Cela dit, j’en arrive à l’aspect de Van Gogh par lequel je pense qu’il fut un désastreux exemple pour beaucoup de peintres. Il s’agit de l’époque où commencent à apparaître dans ses tableaux des déformations excessives, des lignes tortueuses et flamboyantes. Le bon Cézanne lui dit un jour sans malice et sans prévoir la catastrophe : «Sincèrement, vous faites une peinture de fou». Il faut bien avouer que c’est la vérité ; Van Gogh gardait au fond de son esprit une lézarde terrible et cette disposition s’aggravant finit par donner à ses œuvres un aspect insolite. Cette évolution pathologique ne diminue pas la grandeur du peintre. Je pense même que le cas de cet être appelé, guetté par un autre monde, prêt d’être à jamais englouti par lui, n’étant plus pour ainsi dire qu’à demi sur la terre et conservant à travers le naufrage son génie unique de peintre, a quelque chose de grandiose et de solennel.

  Mais c’est pourquoi cela ne s’imite pas.

  Or, lorsqu’on voit des quantités de peintres qui ne sont ni fou ni de génie s’appliquer à singer le fou génial, en surenchérissant sur les extravagances, on ne peut s’empêcher de trouver la comédie assez antipathique, sans parler des œuvres qui sont fort laides et ennuyeuses.

  Pourtant, aussi grand que soit Van Gogh par ses dons rarissimes, éblouissants, de coloriste, aussi légitime l’admiration qu’on lui porte après tant de mépris, il n’est peut-être pas inutile de rappeler à notre époque partiale qu’il n’est pas toute la peinture. S’il est un magicien bien authentique de la couleur, il a fort peu connu la majesté et l’enchantement du corps humain qu’un Phidias, un Michel Ange, un Raphaël, un Vinci, un Ingres ont exprimé parfois jusqu’au sublime.

  En tout cas, le problème de la couleur, avec Van Gogh, a été poussé jusqu’aux extrêmes limites du génie, et tous ceux qui l’ont posé sont restés en deçà.

  L’avenir de la peinture n’est donc plus dans la couleur mais dans le dessin.

                                         L.G.


(*) Exposition Van Gogh du Musée de l'Orangerie en 1947.

"L'épouvantable bleu-outremer de l'église d'Auvers"

Appendice

Ajoutons cette note de Léon Gard sur Van Gogh écrite une vingtaine d’années après l’article précédent :

  Ce qu’il y a de plus intéressant dans Van Gogh, c’est Van Gogh lui-même, comme dans «Roméo et Juliette » ce n’est ni Roméo ni Juliette qui compte vraiment mais Shakespeare. Les choses et les gens auxquels il s’intéressait étaient magnifiés, transposés par un esprit sublime qui se nourrissait de ce qu’il rencontrait. Il faut observer que son époque, qui déraillait sur des noms fort médiocres, est resté complètement fermée à son génie. Quant à ses crises de folies, c’est, comme il le dit lui-même, « une maladie comme une autre » mais, à choisir, ajoute le pauvre Van Gogh, je n’aurais pas choisi celle-là. Son état physique, en tout cas, n’était pas amélioré par les drogues du tabac et de l’alcool dont il était grand consommateur, y  puisant un réconfort passager.

  Son œil de peintre était extraordinaire mais il est fâcheux qu’il ait rencontré des critiques d’art qui l’ont poussé à une abstraction relative. Il n’a jamais été abstrait mais certaines taches de couleurs stridentes dans ses tableaux —par exemple, le portrait du docteur Gachet ou l’épouvantable bleu outremer de l’église d’Auvers — se ressentent d’une théorie de la couleur pour la couleur qui commençait à devenir à la mode.

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