AIDER LES ARTISTES

                                                                    Par LEON GARD

                                                   (article paru dans Apollo d'avril 1953)

  On entend souvent dire qu’il faudrait « aider les artistes ». C’est là une formule vague qui appelle des éclaircissements.

  Pourquoi aider les artistes ? Que leur arrive-t-il de spécial justifiant une aide spéciale ? Quels sont ceux qui disent qu’il faut aider les artistes : sont-ce des gens disposés eux-mêmes à les aider, ou seulement à solliciter des fonds pour le faire ? Enfin, à notre époque où l’on se refuse, crainte de se tromper, à donner une définition des règles de l’art, qui est artiste, qui ne l’est pas ?

  Quand la société s’intéresse aux arts, elle aime les œuvres d’art, elle en achète, elle sait choisir, et, tout naturellement, les artistes vivent de leur art dans la mesure exacte de leur mérite, et il est alors inutile de les aider.

  La société actuelle est-elle si  indifférente aux arts que la situation d’artiste soit mauvaise au point de nécessiter des secours ? D’autre part, si la société ne s’intéresse pas aux arts, est-il raisonnable de l’obliger à aider les auteurs d’œuvres qui ne l’intéressent pas ?

  Toutes ces questions et d’autres encore se posent à notre esprit lorsqu’on apprend qu’il s’est formé un syndicat des artistes administré par un comité et rattaché à la Sécurité Sociale.

  Je n’ai pas ici à donner d’appréciation sur les personnes composant ce comité ; ce n’est pas la question. Mais la question est bien de savoir s’il est possible, à l’heure qu’il est, de désigner des personnes régulièrement habilitées à former un syndicat d’artistes au nom de l’Etat. Si l’on peut, en effet, juger en connaissance de cause de la qualité des représentants de certaines professions comme la médecine, la jurisprudence, les sciences, les mines, les ponts et chaussées, l’agronomie, les finances, etc. par les épreuves de concours appropriés, il n’y a, par contre, aucun moyen pour obtenir une sélection analogue dans le domaine des arts. S’il existe le diplôme de docteur en droit, en médecine, ès science, ès lettres, il n’existe pas de diplôme ès arts, car on ne peut compter comme tels certaines distinctions décoratives sur l’autorité desquelles leurs possesseurs se font peu d’illusions. L’autorité en matière d’art est uniquement faite de facteurs arbitraires, c’est-à-dire d’engouement, de notoriété plus ou moins justifiés, et constamment révisables. Les artistes connus, en effet, ont les formations les plus diverses, les uns possédant une instruction secondaire, les autres une primaire, les uns ayant reçu telle distinction, les autres telle autre, certains n’en ayant reçu aucune. D’autres, classés dans les « artistes du dimanche » sont parfois passionnément recherchés des collectionneurs. De plus, on a accrédité l’opinion qui veut qu’une appréciation juste d’une œuvre d’art exige la décantation des années : il devient dès lors tout à fait impossible, honnêtement parlant, d’accorder ou de refuser la qualité d’artiste à qui que ce soit, puisqu’aucun criterium valable ne permet d’en décider : ni l’enseignement, ni l’absence d’enseignement, ni  la vente facile, ni la mévente, ni l’abondance de la production, ni la parcimonie de la production, ni les prix élevés, ni les prix bas, ni l’amateurisme apparent, ni le professionnalisme apparent.

  Bref, s’il est possible de vérifier qu’un tel est ou n’est pas ingénieur ou pharmacien, il est impossible de certifier légalement qu’un tel est ou n’est pas artiste, et en conséquence de lui délivrer une carte lui donnant le droit de jouir des avantages attachés à cette qualité.

  Bien qu’il soit tout à fait absurde et injuste, comme je viens de le souligner, d’attester légalement que tel ou tel est ou n’est pas artiste, on s’est néanmoins décidé à l’attester par la création d’un organisme officiel.

  Les motifs de cette mesure s’opposant au bon sens et à la justice, on ne peut que les chercher où le bon sens et la justice ne sont pas.

  Aucun moyen n’existant actuellement pour vérifier positivement la qualité d’artiste, chacun peut se dire artiste sans que personne ne soit à même de le contester. Il s’ensuit que le nombre de postulants à la carte d’artiste ne peut être limité, et que, par conséquent, des milliers et des milliers de personnes peuvent se trouver munies d’une carte d’artiste délivrée par l’Etat, exiger les avantages qu’elle garantit, sans posséder, en définitive, aucune des capacités d’un artiste véritable.

  Mais si cet envahissement du domaine des arts par une horde parasite est une catastrophe par l’étouffement, l’étranglement, le pillage, l’usurpation de toutes choses par lesquelles l’art est vivant, cette formule obéit, par contre, à la loi du nombre qui est celle de la politique actuelle, et que si le nombre est particulièrement nocif dans les arts, il fait pourtant la prospérité des syndicats.

  De plus, l’impossibilité de définir la qualité d’artiste encourage exceptionnellement la médiocrité, la paresse, la vanité à se recommander de cette profession dans la mesure où la délivrance de la carte offre des privilèges matériels et spirituels sans exiger en échange aucune garantie matérielle (sauf la cotisation) ni spirituelle.

  Enfin, la nullité aime à triompher de la supériorité, ou pour le moins à traiter de plain-pied avec elle, et il faut avouer que le syndicat est la forme rêvée pour les médiocres puisqu’elle veut que Léonard de Vinci et le premier venu aient également un numéro, une carte octroyant les mêmes droits, ni plus ni moins. Bien mieux, le comité de ce syndicat composé, par le hasard des intrigues, de personnes dont la  qualité est aussi incertaine que celle de ses membres, est pourtant appelé à « filtrer » ses adhérents, c’est-à-dire à décider, le cas échéant, si un tel a ou n’a pas les qualités requises pour faire partie du syndicat, et, s’il le juge bon, de le rejeter de la même façon, mais plus officiellement et avec plus de conséquences pratiques, qu’un jury de salon rejette parfois un grand artiste.

  Il apparaît, en conclusion, que le syndicat des artistes rattaché à la Sécurité Sociale est en soi une erreur grave qui ouvre la voie à de multiples iniquités.

    L.G.

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